Un demi-million. C’est le nombre de demandes de visas d’immigrants (appelés cartes vertes) en souffrance au Centre National des visas (NVC) d’après le département d’État. Il n’y en avait que 75 000 en janvier 2020, avant la pandémie… Et encore ce chiffre ne concerne que les dossiers finalisés. Au total plus de 2,6 millions seraient en cours d’examen, jusqu’à 50 à 100 fois les niveaux d’avant 2020 pour certains types de visa. Des chiffres qui témoignent d’un arriéré colossal dû au “visa Ban” (qui a pourtant cessé officiellement depuis le 31 mars 2021). De nombreux Français d’Amérique sont bloqués d’un côté ou de l’autre de l’Atlantique, indéfiniment, d’autant plus inquiets qu’une éventuelle réouverture des frontières ne va pas régler leur problème immédiatement, tant les retards accumulés par les ambassades américaines sont gigantesques.
Charlotte A. habite dans la région de San Francisco avec sa famille. « J’ai eu mon visa O (Outstanding Abilities) à l’automne 2020, il a été approuvé, mais si je quitte le territoire, il faut qu’il soit tamponné au consulat américain à Paris pour que je puisse revenir. On n’est pas rentrés en France à cause du Travel Ban. Et maintenant, même s’ils lèvent l’interdiction de voyager, on sera quand même bloqués. Parce qu’il faut au moins 6 mois pour avoir un rendez-vous au consulat. Ça fait déjà deux ans que je n’ai pas vu les miens, je n’ai pas pu assister aux obsèques de ma grand-mère, je n’en peux plus. Je pense à tout laisser tomber. »
Marine Jolain est quant à elle dans l’incapacité de revenir aux États-Unis, en attente de son visa H1B. « Mon visa précédant arrivant à échéance, je suis rentrée en France en septembre 2020. Le dossier du H1B a été validé dans la foulée alors on pensait que je serais de retour à New York en janvier. » Que nenni. Le premier rendez-vous obtenu était en février, il sera annulé par l’administration, tout comme les suivants. La Head of Marketing & Communication d’une école dans le New Jersey doit désormais attendre octobre pour se rendre au consulat. « Je n’ai aucun moyen de me projeter depuis un an, c’est pesant mais je suis loin d’être la seule. »
Tous sont soumis au même stress, aux mêmes angoisses qu’il arrive quelque chose à leurs proches ou de devoir renoncer à leur vie aux États-Unis. Natacha Crooks est professeure à UC Berkeley. Elle a été sélectionnée pour le H1B mais n’ose pas abandonner son F1 sans avoir la certitude d’obtenir un rendez-vous qui ne sera pas annulé. « Dès que je lance la procédure pour prendre rendez-vous, cela enclenche le changement de statut et je ne pourrai plus faire d’aller-retour en France. Donc je ne veux pas me précipiter. Mais je ne peux pas lancer la procédure de Green Card si je ne suis pas en H1B. Ça retarde tout. Je suis aussi citoyenne britannique, mais les délais semblent encore pire à Londres. »
Les spécialistes d’immigration parlent de « situation de crise sans précédent ». « Depuis Mars 2021, il y a très peu de rendez-vous, des annulations sans explication, et pour un rendez-vous d’urgence il faut qualifier pour une exemption (ndlr : National Interest Exception NIE) avec des critères de plus en plus restrictifs voire impossibles », précise Isabelle Marcus CEO du cabinet Columbus Consulting Group. « Les rendez-vous pris aujourd’hui pour les visas H1B par exemple, ce n’est pas avant 2022 en France », ajoute Claire Degerin, avocate spécialisée.
« Les règles changent constamment, il n’y a pas de communication officielle, c’est pernicieux. Par exemple, rien ne dit que les traitements des visas sont toujours arrêtés. Donc ils nous laissent déposer des dossiers pour des visas investisseurs notamment. Nos clients transfèrent des sommes conséquentes (minimum $100 000 pour un E2 mais ça peut être plusieurs millions), puis s’ils arrivent à avoir rendez-vous à l’ambassade à Paris (ce qui n’est pas garanti) on leur dit, vous êtes éligibles mais restez chez-vous on ne vous donnera pas l’exemption pour aller aux Etats-Unis », raconte Claire Degerin.
Les deux juristes croulent sous les dossiers de compatriotes qui perdent patience. Une plainte, qui rassemble des centaines de plaignants, a d’ailleurs été déposée contre le département d’Etat américain, au motif que la suspension de la délivrance des visas serait illégale. « J’ai une cliente cadre à San Francisco dans un groupe agroalimentaire français qui est bloquée en France depuis 3 mois. Son rendez-vous était d’abord prévu pour le mois d’avril, puis il a été annulé plusieurs fois. Son mari et ses deux enfants sont aux États-Unis. Elle a une petite fille qui fait des crises d’angoisse, c’est terrible. Elle vient d’obtenir un rendez-vous d’urgence au consulat grâce à l’intervention du congressman de la ville de son entreprise. Mais ils lui ont simplement dit qu’ils étudieront sa demande. Ça peut prendre encore plusieurs semaines », s’inquiète Claire Degerin.
« Des situations tristes et compliquées avec mes clients j’en ai connu, mais là c’est trop », s’indigne-t-elle. Même son de cloche du côté de sa consœur de San Francisco, qui a rédigé un post Medium pour alerter sur le sujet. « Ça fait plus de 16 ans que je fais de l’immigration, je n’ai jamais vu ça. C’est scandaleux. Les gens sont complètement bloqués, sur les plans personnel et professionnel. Et ça n’a aucun sens, c’est aussi préjudiciable à l’économie américaine. » Le show-business n’est pas non plus épargné: la réalisatrice Lisa Azuelos, l’actrice et chanteuse Charlotte Gainsbourg, l’artiste Christine and the Queens… se sont tous récemment vus refuser une NIE.
Ces derniers jours, après notamment l’annonce que l’Union européenne envisageait de rouvrir ses frontières aux Américains vaccinés, certains ont voulu y voir un espoir. Mais pour l’heure, la réciproque n’est pas garantie: l’administration s’est pour le moment gardée de donner une date pour la levée du “travel ban” (à ne pas confondre avec le “visa ban”: le travel ban interdit à tous les titulaires de visa ou aux touristes d’entrer aux US, sauf rares exceptions dites “national interest exemptions”). Inquiète des réticences de Washington, l’industrie américaine du tourisme mène depuis plusieurs semaines une intense campagne de lobbying pour obtenir la réouverture des frontières américaines aux personnes vaccinées. Pour l’heure, le Département d’État américain se contente d’indiquer que les frontières seront rouvertes “dès que les experts de santé publique le préconiseront”…
Lundi 26 avril, un porte-parole de la Commission européenne a indiqué que des négociations étaient en cours entre Washington et Bruxelles sur l’instauration d’un passeport vaccinal. Mais même si cet accord devait aboutir, il ne résoudra pas les problèmes de tout le monde: il faudra encore disposer d’un visa valable. Tout dépendra de la capacité des consulats américains à résorber l’arriéré de dossiers. Le département d’État assure en faire sa priorité, mais nombre d’avocats ont constaté que le personnel consulaire disponible pour traiter les dossiers reste très réduit. Contacté par French Morning, un porte-parole du département d’État américain assure que ses services « cherchent constamment les meilleurs moyens de traiter efficacement les demandes de visa ». Mais il note aussi que priorité est donnée dans les consulats « aux citoyens américains et aux visas urgents (comme ceux donnés aux personnes venant aider à la réponse américaine contre la pandémie) ». Au second rang de priorité arrivent les « immigrant visas (cartes vertes) pour les familles proches -conjoints et enfants- de citoyens américains, les adoptions internationales et les fiancés ». Ce n’est qu’ensuite, et seulement dans les consulats qui le peuvent, que les autres visas (et donc notamment les visas de travail) sont traités, ajoute le département d’État.
La réponse est loin de satisfaire les avocats, et notamment ceux de l’AILA (American Immigration Lawyers Association) qui a initié la plainte contre le département d’État. « La justice a déjà à plusieurs reprises souligné que la fermeture des frontières par le Président n’autorisait pas le département d’État à suspendre la délivrance des visas », explique par email Jesse Bless, le directeur du contentieux à l’AILA. Il souligne que rien n’interdit par exemple à un ressortissant français qui aurait un visa de passer une quarantaine dans un autre pays (comme le Mexique). « Leur refuser un visa est donc totalement illégal, et c’est la raison de notre plainte contre le département d’État », insiste-t-il. « À moins que les tribunaux n’interviennent, ces personnes risquent, vue l’étendue du retard, d’attendre des années avant de pouvoir entrer sur le territoire américain… ».