Quand New York a voté l’interdiction du foie gras fin octobre, l’onde de choc a été ressentie à deux heures au nord de la ville, dans le comté tranquille de Sullivan. C’est là, dans ce territoire rural près de la Pennsylvanie, que se trouvent Hudson Valley Foie Gras et La Belle Farm, les deux plus grands producteurs de foie gras aux Etats-Unis.
Les deux établissements, fondés respectivement en 1990 et 2000, emploient près de 500 personnes au total. Mais depuis le vote fatidique du conseil municipal de New York, leur avenir s’est assombri. “Nous sommes très inquiets, avoue Sergio Saravia, le président de La Belle. Le foie gras représente un tiers de nos ventes. C’est une grosse part de notre chiffre d’affaires. Les conseillers municipaux de New York pensent que cette interdiction n’aura que peu d’impact, mais ce n’est pas le cas“.
Arrivé du Salvador en 1989 pour fuir la violence dans son pays, l’entrepreneur de 38 ans a pu venir aux Etats-Unis grâce à son père, qui travaillait alors pour Hudson Valley Foie Gras. Aujourd’hui, il emploie 100 personnes, “essentiellement des immigrés“. “Nous employons une main d’oeuvre importante pour que nos canards soient bien traités. Sans le foie gras, nous ne pourrons pas garder tous nos employés“.
Ses inquiétudes ne s’arrêtent pas là. Sa ferme soutient aussi des initiatives d’accompagnement pour les individus dépendants de l’héroïne, qui fait des ravages à Sullivan County, l’un des comtés les plus pauvres de l’Etat de New York. “Cette situation affecte ma santé. Je ne comprends pas comment les conseillers municipaux de New York, qui ne sont même pas venus nous rendre visite, peuvent à la fois défendre les immigrés et prendre une décision qui les privera d’emplois. C’est hypocrite, poursuit-il. Nous aidons ces individus et leurs familles à s’intégrer. Ils deviennent des vétérinaires, des infirmières, des militaires“.
Non loin de là, à Hudson Valley Foie Gras, Michael Ginor, un chef amoureux de foie gras qui a écrit un livre sur le plat français et dirige un restaurant à Long Island, a pris les devants. Sa ferme, qui fait travailler 280 personnes aux Etats-Unis, a commencé il y a quelques années à diversifier ses activités et accroitre sa présence au Canada, où elle emploie 50 personnes. “Toute entreprise doit constamment regarder vers le futur“, dit le président et co-fondateur de l’établissement. Pour le moment, sa main d’oeuvre -“pour la plupart des travailleurs immigrés” ou descendants d’immigrés “qui sont avec nous depuis trois générations“- continue comme si de rien n’était. “Beaucoup de nos familles pensent au mois le mois. Elles ne paniquent pas. Elles nous font confiance pour anticiper les changements à venir“.
Bataille judiciaire en vue
La loi new-yorkaise prévoit une période de grâce de trois ans avant l’entrée en vigueur de l’interdiction, qui porte sur la vente et le stockage du foie gras. En Californie, seul Etat américain ayant interdit la vente de foie gras, la mesure a entraîné la fermeture de l’unique ferme productrice du “Golden State”.
Michael Ginor et Sergio Saravia (qui est aussi avocat d’immigration) sont bien décidés à ne pas laisser cette interdiction entrer en application. Ils veulent notamment que Sullivan County demande l’intervention du Département de l’Agriculture et des Marchés de l’Etat de New York au nom d’une disposition qui permet de protéger les agriculteurs de l’Etat contre des lois locales qui restreignent leurs activités “de manière déraisonnable”. Ils envisagent aussi de saisir la justice de l’Etat et les tribunaux fédéraux pour faire reconnaitre l’inconstitutionnalité de la mesure.
“Nous faisions trois millions de dollars par an en Californie”, explique Michael Ginor, qui a participé à la bataille judiciaire à rebondissements dans cet Etat. Il estime que New York génère le même chiffre d’affaires. “La situation à New York est frustrante et embêtante. Elle nous pousse à faire des dépenses non-nécessaires. C’est autant d’argent qu’on ne pourra pas utiliser pour faire tourner l’entreprise“. Sergio Saravia se montre optimiste. “Je sens que nous avons une meilleure chance de gagner qu’en Californie. Ici, les agriculteurs sont plus protégés par l’Etat. Mais on ne sait jamais. Parfois, les opinions personnelles brouillent les jugements“.
De leur côté, les défenseurs de l’interdiction ne s’endorment pas sur leurs lauriers. Le 31 octobre, au lendemain du vote du conseil municipal, l’association Voters for Animal Rights a attaqué en justice D’Artagnan, l’entreprise spécialisée dans la vente de foie gras créée par la Française Ariane Daguin. Elle l’accuse de recourir à un marketing “trompeur” pour vendre ses produits, confectionnés en utilisant des “pratiques objectivement inhumaines d’élevage et d’abattage des canards“. Les avocats aiment soudainement le foie gras.