Vincent Lindon est fatigué et il ne le cache pas. Il baille – “c’est le décalage horaire, désolé” – et French Morning est son avant dernière interview de la journée, vendredi, dans le bar d’un hôtel chic de Manhattan.
A New York pour une visite marathon, l’acteur n’a pas chômé. Du 13 au 16, il participait à une retrospective qui lui était consacrée au tout nouveau cinéma indépendant Metrograph. Le 14, rendez-vous dans une université pour une masterclass. Le lendemain, promo avec interviews à la chaine puis direction le Lincoln Center pour la présentation du chef d’oeuvre de Stéphane Brizé, “La Loi du marché”, qui a valu à Vincent Lindon plusieurs récompenses dont le César du meilleur acteur et le Prix d’interprétation masculine à Cannes. C’est la première fois qu’il décroche de telles récompenses.
Le film est sorti le 15 avril aux Etats-Unis sous le titre “The Measure of a Man”. “C’est dur de dire si c’est mon meilleur rôle. Il fait partie des 5-6-7 rôles que j’ai le plus aimés faire, dit-il. Quand on écrit un livre, fait un disque ou qu’on joue un rôle, on est toujours amoureux du dernier qu’on fait, sinon on ne peut pas avancer. Je suis dingue de ce rôle, mais j’espère que le prochain prendra le dessus, et celui d’après aussi. Et ainsi de suite. “
Le rôle en question, c’est celui de Thierry, 51 ans, chômeur de longue durée qui va d’entretiens d’embauches humiliants en rabaissements permanents alors qu’il tente de garder la tête hors de l’eau malgré un fils handicapé et peu d’économies. Il trouve un travail de vigile dans un supermarché, où il est chargé de “fliquer” d’autres personnes qui tentent de joindre les deux bouts. “Quand j’ai eu le scénario dans les mains, je me suis dit que je voulais être lui: il est impressionnant de dignité, il ne se plaint pas, il est rempli d’espoir malgré la vie ardue qu’il rencontre. On a fait ce film comme une expérience. On voulait voir s’il était possible de faire un film en quatorze jours avec des amateurs et un petit budget. C’est un premier pas vers un film plus long. On s’est fait dépasser par les évènements. L’engouement a pris. Personne ne sait pourquoi. C’est pour ça que je continue à faire du cinéma. On ne sait pas pourquoi ça prend. Il y a des moments, des heures, des planètes, explique Vincent Lindon. Parfois, les films comblent un manque, une fureur, une colère, et le film est arrivé à ce moment-là.”
C’est la troisième fois que l’acteur collabore avec Stéphane Brizé (“Mademoiselle Chambon”, “Quelques heures de printemps”…), un réalisateur dont il est très proche. “Il y a une énorme connivence. Quand on tourne, il a l’impression que je suis lui. Je suis un envoyé spécial. Comme il ne peut pas jouer la comédie, il m’envoie et me dit: voici un scénario, sois moi et défends mes idées” , glisse l’acteur.
Dans le film, le réalisateur parvient à sublimer le jeu de Vincent Lindon par de longs plans, avec des conversations et des scènes de vie qui s’étalent sur plusieurs minutes. Une “lenteur” pas du tout ennuyeuse qui permet au spectateur de s’immerger dans les moments, les dialogues, de créer une tension. “C’est formidable de travailler comme ça. La caméra s’intéresse à vous. On a le temps.” Ne lui demandez pas comment il a préparé le rôle de Thierry. “Je ne dis jamais comment je travaille. Ça démystifie l’acteur. On tue le mythe, le fantasme, la croyance. Moi j’ai envie de penser que Batman vole vraiment. ”
“Je suis la campagne américaine”
Pour l’acteur militant, c’est aussi une manière de mettre en lumière les laissés pour compte du capitalisme, à l’heure où le chômage en France dépasse les 10%. Aux Etats-Unis aussi, les bons scores de Bernie Sanders montrent un ras-le-bol d’une partie de l’électorat, en particulier les plus jeunes, envers le système économique actuel. “Je suis la campagne américaine, mais m’y intéresser, c’est un grand mot. J’ai une opinion mais je ne vous la donnerai pas” , tranche l’acteur.
Qu’attend-il de la sortie américaine de “La Loi du marché”? “Je ne sais pas, je n’ai aucune base pour vous répondre (…) Les gens qui vont voir le film ici vont le voir comme un film exotique, un film d’auteur, grâce à Cannes. Ca sera un public qui sera très au fait de la vie culturelle. Même si le sujet leur parle” . Si le film traverse les Etats-Unis, lui n’en a aucunement l’intention pour le moment. “Cela ne m’a jamais effleuré l’esprit de tourner aux Etats-Unis. Si c’est pour rentrer bredouille dans dix ans, non merci. Le maximum qu’on puisse espérer ici, c’est de jouer un Français. Si c’est pour jouer un méchant avec une dent en or, le fermier, un chauffeur de taxi, un pizzaiolo, je préfère rester en France que de me retrouver coincé ici pendant quatre mois avec cinq répliques.” Il travaille sur l’écriture d’un nouveau film avec Stéphane Brizé. “Il y aura quelque chose de sociétal, qui témoigne de la vie en ce moment en France“.