A mi-chemin entre Orlando et Tampa, la ville de Winter Haven, connue pour son LegoLand, n’a pas grand chose pour faire rêver les défenseurs des terroirs français. Et pourtant, les regards de nombre de producteurs et d’importateurs de vins hexagonaux se tournent vers ces marais de Floride depuis peu, comme un des endroits d’où pourrait venir l’espoir face aux droits de douane de 25% imposés sur les vins français depuis fin octobre par l’administration Trump.
C’est dans les chaînes d’embouteillage ultra-moderne de Florida Caribbean Distillers, sise à Winter Haven, que l’affaire se joue. Connue pour sa production de rhum et de sangria, l’entreprise annonçait quelques jours après l’entrée en vigueur des sanctions américaines contre le vin français, le lancement d’un nouveau rosé, nommé… Le Rosey et produit dans la région nîmoise par le groupement de producteurs “Vignobles & Compagnie”. Mais contrairement aux autres productions viticoles françaises, le vin en question n’est pas touché par les nouveaux droits de douane car il est embouteillé aux Etats-Unis après avoir été importé en vrac. Les tariffs décidés par l’administration américaine ne concernent en effet que les vins importés en bouteilles de moins de deux litres. Au-delà, aucune taxe à payer!
Aubaine
Pour Florida Caribean Distillers, c’est une aubaine. “Nous travaillons sur ce projet d’importation de vin, embouteillé chez nous, depuis quelques temps, raconte Dave Steiner, directeur commercial de l’entreprise. Le vin, et en particulier le rosé, est la catégorie qui se porte particulièrement bien dans notre secteur des alcools. Nous voulions nous lancer sur ce marché. Et tout à coup, ces droits de douane arrivent et nous donnent un avantage prix de 25%!”. Le vin est commercialisé principalement dans l’est des Etats-Unis et le midwest, et vise le marché de masse: quelque 600.000 bouteilles vont être mises en vente aux alentours de 9.90$ au détail.
Evidemment, le lancement n’est pas passé inaperçu parmi les importateurs et distributeurs français. Propriétaire de Empire State of Wine, détaillant à New York, Eddy Le Garrec confie qu’il a, avec ses partenaires importateurs, “trouvé une usine d’embouteillage à Montréal” et envisage d’importer en vrac le rosé de provence qu’affectionnent ses clients. “Cela nous coûtera encore moins cher que l’importation des bouteilles avant les “tariffs”. Finalement, avec ces sanctions, ils nous auront peut-être rendu service” s’amuse-t-il.
De son côté, le représentant d’un important producteur de la vallée du Rhône qui ne souhaite pas s’exprimer publiquement sur l’exploitation de ce “loophole”, confirme: “nous avons tout de suite commencé à regarder la possibilité d’importer en vrac et embouteiller ici. Mais le problème c’est qu’il y a peu de capacité sur les chaînes d’embouteillage”. Surtout, mettre en place une nouvelle chaîne logistique et commerciale pour passer de l’importation de bouteilles à l’importation en vrac peut prendre beaucoup de temps et nécessiter des investissements démesurés si les sanctions devaient ne durer que peu de temps.
La barre des 14°
En revanche, il y a un autre “trou” dans le dispositif de sanctions américaines qui est déjà exploité à plein. Seuls les vins de moins de 14° d’alcoolisation sont en effet concernés. L’administration américaine n’a jamais expliqué son choix -pas plus que celui de ne pas imposer de droits sur le champagne et autres vins pétillants par exemple- mais il reprend la distinction traditionnelle de la réglementation américaine entre “table wine” (moins de 14°) et “liquor wine” (plus de 14°). Or, la réalité de la production est que beaucoup de vins se trouvent en fait très proche de cette limite. “Tester le degré d’alcool n’est en outre pas une science exacte, explique un expert du secteur. Du coup, les autorités tolèrent traditionnellement une marge d’erreur”. Ainsi un “vin de table” testé à 13,8° peut tout à fait légalement être étiqueté à 14.2° et échapper aux droits de douane de 25%. A cette zone grise, s’ajoute l’effet pour le millésime 2018 -qui constitue le gros des importations en ce moment- de la sécheresse, qui a fait augmenter la teneur en sucre, et donc en alcool, de beaucoup de productions, les faisant passer dans la catégorie des plus de 14°.
Mais si ces deux “loopholes” de la réglementation américaine alimentent bien des conversations dans le milieu du vin français aux Etats-Unis, leur effet, comme celui des sanctions plus largement, est pour l’heure difficile à mesurer. “Ce qu’on constate surtout, note-t-on du côté de l’Ambassade de France, c’est qu’il y a eu hausse des commandes entre l’annonce des sanctions, en août, et leur entrée en vigueur en octobre. C’est ce que de notre côté nous avons conseillé à la filière”. Eddy Le Garrec d’Empire State of Wine a fait exactement cela: “j’ai de très gros stocks, je n’importe plus d’ici à la fin de l’année”. Le détaillant est même allé plus loin, en utilisant les “tariffs” comme argument commercial: “j’ai envoyé des offres spéciales à mes clients en leur disant que c’étaient les dernières bouteilles avant l’augmentation des prix”. Résultat, un chiffre d’affaires plus que doublé en octobre.
Mais cet effet d’aubaine est par définition limité dans le temps. Les premières bouteilles arrivées sur le territoire américain après l’entrée en vigueur des droits de douanes supplémentaires vont commencent à peine à arriver chez les détaillants. “Et là, les “loopholes” et autres astuces ne vont pas suffire, il va falloir se battre sur les prix” note Antonin Bonnet, directeur export de Maison Chapoutier à New York. Le producteur du Rhône a ainsi coupé la poire en deux avec son importateur: “nous baissons nos prix de 12% et l’importateur de 11% pour compenser la totalité de la taxe”. Plusieurs distributeurs américains ont purement et simplement annulé les commandes auprès des producteurs qui n’acceptaient pas de diminuer leurs prix pour compenser la taxe.
En 2018, la France avait vendu un milliard d’euros de vins tranquilles (ceux concernés par la taxe additionnelle) aux Etats-Unis. Le ministère français de l’Economie estime que les nouveaux droits de douane pourraient coûter jusqu’à 300 millions d’euros à la filière viticole hexagonale, en année pleine. Certains responsables de la filière sont encore plus alarmistes. Antoine Leccia, président de la Fédération des exportateurs de vins et spiritueux de France (FEVS), dit “craindre une baisse des ventes de l’ordre de 50%”.