Il passe sa vie à photographier des visages mais cache constamment le sien sous un chapeau rond et d’épaisses lunettes noires. L’artiste français JR a toujours marché sur le fil entre le visible et l’invisible, le besoin d’anonymat et les avantages de la célébrité, l’engagement et le désir de liberté. Son art est politique bien malgré lui, « engageant plus qu’engagé », estime-il. « Mon idée, c’est de créer des interactions entre les gens. Dans mon travail, la force réside dans ces interactions. Pour aller coller une image, trouver un mur, ou faire des photos, on a besoin d’échanger avec ceux qui nous entourent. Ce sont ces échanges qui créent du changement dans la société. On l’a vu dans tellement de pays, dans tellement de projets. »
Son principal projet, Inside Out, lancé en 2011, consiste à imprimer sous forme de poster les photos que son public lui fait parvenir, et de renvoyer ces posters à leurs auteurs, qui peuvent ensuite les coller sur des murs. « C’est gratuit, chacun donne ce qu’il veut, mais on s’aperçoit que plus de la moitié des personnes nous verse quelque chose », indique-t-il. L’atelier d’impression est situé dans la ville où il vit depuis 2011, New York, dans le quartier Nolita. « Il y a quelque chose dans cette ville qui est toujours en mouvement, justifie-t-il. On ne peut pas rester statique. C’est justement ce qui caractérise ce projet. Il est constamment en mouvement, en train de grandir. Cela faisait sens de se baser ici. D’autant plus que lorsqu’on a regardé les coûts d’envoi, on s’est aperçu que ça nous coûtait moins cher de tout expédier en partant d’ici ! ».
New York est au centre de la vie de ce grand voyageur de 40 ans. Il vient d’y lancer une nouvelle application, baptisée JR Reality. Au lieu d’imprimer un poster et de le coller physiquement sur un mur, tout se fera virtuellement, sur l’application qui permettra d’enrichir son affichage d’une histoire audio enregistrée par chacun. Quatre villes ont déjà été numérisées : New York, San Francisco, Londres et Paris. C’est une constante dans la carrière de ce boulimique de travail : il a toujours grandi avec l’époque.
« Quand j’ai commencé en 2001, c’était au début de la photographie numérique, le moment où la photo n’était plus un sport de riches. Il y a eu ensuite les compagnies aériennes low-cost qui m’ont permis de voyager pour 30 euros à travers toute l’Europe. Et puis les réseaux sociaux sont arrivés et nous ont permis de tout partager sur internet. À chaque fois, j’ai utilisé ces nouvelles techniques, ces nouveaux médias dans mon œuvre et elles en font aujourd’hui partie intégrante. Je donne ces armes à chacun mais je demande juste une chose : ne pas mettre de marque, ne pas mettre de message politique. »
La peur de la récupération a toujours existé chez JR, qui a fait ses premiers pas à Clichy Montfermeil un an avant les émeutes de 2005. Il y photographiait ces jeunes qui allaient s’embraser quelques mois plus tard. Sollicité à cette époque par des agences de presse, il a décliné parce qu’il ne pouvait pas contrôler l’utilisation de ses images.
Son nom d’artiste, il le tire des initiales de son prénom, Jean-René. « C’est sous mon vrai nom que je suis anonyme, dit-il. Il y a des pays où je peux aller justement parce que personne ne connaît mon vrai nom ni mon visage. Sans mon chapeau et mes lunettes, personne ne me reconnaît. Il suffit que je les enlève pour passer incognito. »
On sait peu de choses de sa vie. La légende raconte qu’il a trouvé un appareil photo à 17 ans sur le quai d’une station du RER A, à Paris, où il a grandi, et qu’en même temps que cet appareil, il a trouvé une vocation. Il se définit davantage comme « un colleur d’affiche » que comme un photographe. Il parle parfois de « photograffeur ».
Il a fait plusieurs fois la couverture du magazine Time, a mené des projets dans le monde entier, au Brésil, en Corée du Nord, en Inde. Mais aussi et surtout aux États-Unis. Il a collé des photos à Ellis Island où il a tourné un court-métrage avec Robert De Niro, devenu un ami. Il a habillé les murs de San Francisco, ou le sol de la cour d’une prison de Californie, Tehachapi. Il a aussi été chorégraphe pour le New York City Ballet, en recréant sur scène les émeutes de 2005 !
Bientôt, il tirera le fil de son thème « Déplacé-e-s », en créant pour le Parrish Art Museum (Water Mill, Long Island) une large fresque qui prendra place… sur le mur de l’établissement et qui sera visible dès le Mémorial Day (lundi 29 mai) depuis le Montauk Highway. Son exposition sur le même sujet, intitulée « Les Enfants d’Ouranos », a été visible ce printemps à la galerie Perrotin à New York.
« On a voyagé ces deux dernières années dans plein d’endroits, en Ukraine, en Mauritanie, au Rwanda, au Vénézuela, en Grèce, où des personnes ont dû fuir leur pays pour des raisons très diverses, souvent des guerres ou des conflits, explique-t-il. On a fait de grandes processions avec les enfants qui ont dû fuir et on en a tiré des négatifs, ce qui fait qu’on voit la chaleur humaine plutôt que la personne. On ne distingue pas clairement les enfants. Ça donne quelque chose d’assez troublant ». Montrer sans se montrer, jouer sur le clair et l’obscur, l’apparent et le caché… ou un troublant parallèle avec l’artiste, qui utilise le négatif pour la première fois de sa carrière.