Comment y échapper ? Le brunch, à New York en particulier, est la norme du repas de fin de semaine. Le samedi et le dimanche, la carte habituelle des restaurants fait place à une sélection de plats à base d’oeufs, de pancakes et de bacon. Le dimanche à midi, il n’est pas rare de devoir patienter quarante minutes dans certains restaurants avant d’obtenir une table.
Si la France s’est aussi mise à l’heure du brunch depuis une dizaine d’années, rien à voir avec l’ampleur que ce repas a pris aux Etats-Unis. Pourquoi ?
Première raison: l’ancienneté du phénomène. Les Etats-Unis se sont mis au brunch depuis plus d’un siècle. Au départ, le brunch n’est pas américain, mais anglais. Il a été inventé dans certaines familles aisées, qui attendaient que les hommes soient revenus de leur partie de chasse matinale pour se rassasier avec le gibier en milieu de matinée. Aux Etats-Unis, où il est importé à la fin du XIXème siècle, le brunch est d’abord introduit dans la haute société, dans les clubs et les fraternités étudiantes. Repas transgressif et regressif, qui mélange sucré et salé et sans horaire fixe, il devient une manière insolite d’affirmer sa distinction sociale.
Dans ces milieux bourgeois, le brunch est aussi une “manière socialement acceptable de boire de l’alcool pendant la journée, notamment pendant l’époque de la prohibition”, constate Farha Ternikar, auteure du livre Brunch, a history. C’est dans ce cadre que sont inventés des cocktails de brunch, comme le bloody mary ou le mimosa.
Puis, comme de nombreuses habitudes bourgeoises, le brunch commence à se diffuser dans l’ensemble de la classe moyenne à partir des années 30. “Le brunch est entré dans les foyers américains parce que c’était pratique, économique, que cela permettait de préparer un repas le dimanche au lieu de deux, et donc de passer moins de temps à cuisiner, explique-t-elle. Le brunch marche moins en France car ce pays possède une forte culture gastronomique. Les Français envisagent moins la cuisine comme une perte de temps, ou quelque chose de très compliqué. Ils aiment aller au marché le dimanche matin. Aux Etats-Unis, on veut tout faire rapidement.”
Dans les années 50 et 60, le brunch accompagne l’essor de la “convenience food” : mélanges tout faits pour pancakes ou cookies, boites de conserve, arrivent dans les supermarchés. “Le brunch était présenté comme le repas des femmes modernes, qui ne veulent plus s’embêter à faire la cuisine”, poursuit l’experte.
Enfin, le succès actuel du brunch aux Etats-Unis est à chercher du côté de ce qu’il représente. Adopté, depuis la fin des années 90, par les restaurants des quartiers branchés, il est le repas de la “classe supérieure et créative blanche”. “Il incarne la norme hipster”, explique Farha Ternikar, au point qu’il est devenu “le symbole de la gentrification de certains quartiers”.
Pas étonnant qu’il soit l’objet de detestation. Dès 2000, dans Kitchen Confidential, le chef Antony Bourdain évoque la face cachée du brunch. “Les cuisiniers détestent le brunch. Le brunch est la punition pour l’équipe B de cuisiniers, le moment où des jeunes qui font la plonge commencent à aiguiser leurs couteaux”, écrit-il. Il raille le côté machine à cash de ces plats, réalisés à partir d’ingrédients bon marché, réutilisant les restes de la veille, et pas vraiment de bon goût.
Dans le récent The Trouble with Brunch, l’universitaire Shawn Micallef en rajoute une couche, et explique que le brunch est devenu l’opposé de ce qu’il veut être : un moment relaxant entre amis. La réalité ressemble davantage à une file d’attente, des salles remplies, un service expéditif, et un mauvais rapport qualité/prix…
Plus récemment, dans la suite des événements de Ferguson, plusieurs manifestations intitulées “Black Brunch” ont éclos dans divers endroits aux Etats-Unis, prenant pour cible le brunch, afin de dénoncer la situation raciale aux Etats-Unis. Comme quoi, des oeufs bénédictes peuvent signifier beaucoup de choses.