Vendredi après-midi, au siège de la filiale américaine de Christofle à New York. Des éclats de voix et de rires s’échappent des bureaux de la maison de luxe. Le Tabletop Market, exposition de 4 jours des arts de la table, vient de s’achever et l’ambiance est détendue. Nicolas Krafft, lui, n’a pas fini sa semaine: face à l’objectif du photographe, le PDG Amérique du nord de Christofle tente de garder son sérieux, un sabre à la main, sous l’air amusé de ses managers. Durant quelques minutes, il vole la vedette aux dernières créations de Haute-Orfèvrerie posées sur des banquises éphémères de polystyrène: centres de table sculpturaux de Karim Rashid, couverts baroques de Marcel Wanders ou encore vase sphérique et futuriste “atomes d’argent” de Richard Hutten… autant de preuves que «Christofle reste une marque créatrice», assure le dirigeant français.
Depuis sa nomination à la tête de la filiale, en 2006, Nicolas Krafft essaie de marier au mieux l’histoire de la prestigieuse entreprise d’orfèvrerie, fondée en 1830 par Charles Christofle, et les attentes d’un marché bien différent de celui de la vieille Europe. «Il y a toutefois une tradition de l’argenture ici, notamment en Nouvelle-Angleterre. Paul Revere (héros de la Révolution américaine, NDLR) était orfèvre à Boston», rappelle Nicolas Krafft. Si le travail du métal précieux est en passe de disparaître outre-Atlantique – la dernière manufacture, Lunt Silversmith, s’est déclarée en faillite l’an dernier- l’argenterie est toujours recherchée. «Et les Américains nous connaissent bien car nous sommes présents depuis longtemps», depuis le 19e siècle: le premier client de Christofle était le Marshall Field de Chicago.
La filiale nord-américaine a ouvert en 1953 et, aujourd’hui, les États-Unis et le Canada constituent le 2e marché de Christofle derrière la France, soit 25% du chiffre d’affaires de l’entreprise privée – encore détenue par les descendants de la famille du fondateur -, estimé à «moins de 100 millions d’euros» selon Nicolas Krafft. La marque de luxe compte 12 boutiques dont l’historique sur Madison avenue à Manhattan (la même adresse depuis 24 ans mais Christofle va devoir déménager), Beverly Hills depuis 19 ans ou encore Miami, au mall de Bal Harbour, depuis 15 ans. Christofle est également distribué par des indépendants et par les grands magasins tels Neiman Marcus, Bloomingdale’s et Macys.
Pour réussir à s’imposer, Christofle a dû s’adapter au marché. Tout d’abord, il a fallu créer plus grand. Seaux à champagne et chandeliers ont adopté la taille XL. Désignant un imposant candélabre d’1,30 mètres de hauteur, Nicolas Krafft souligne avec humour que «c’est même un peu petit pour les mansions d’ici». Adapter le style également. Le modèle très épuré du jeune designer marseillais Ora Ïto, très apprécié en France, n’attire pas ici. Trop “simple”. Les ateliers d’orfèvrerie ont donc sorti un modèle plus au goût des Américains, baptisé Hudson, de style Art Déco, une réplique d’un couvert des années 30. L’enjeu est de taille: les services de table constituent 50% des ventes outre-Atlantique, via les listes de mariage. Les modèles classiques Marly et Malmaison restent des best-sellers. «Aux États-Unis, on vend les racines de Christofle; en France, on continue de créer pour vendre les ailes de la Maison».
Comme l’ensemble du secteur du luxe, Christofle a beaucoup souffert ces 3 dernières années. Même s’il reste des collectionneurs fortunés – un Texan vient de s’offrir une statuette à $55.000 -, la crise économique a vidé les boutiques. «C’est la première fois que nous avons vu des clients nous demander de racheter leur service!» s’étonne encore Nicolas Krafft. Il a fallu retrousser les manches pour «aller chercher le client». Le patron de Christofle Amérique bénéficie pour cela d’une expérience originale dans le monde du luxe: celle de la grande distribution. Après ses études d’économie à la Sorbonne, il a passé 10 années chez Cora et Prisunic, puis 5 ans dans le groupe de duty free AELIA, avant de partir à Shangai en 2002 pour diriger la filiale Asie de Christofle. De ces expériences, il a gardé le goût du terrain. «Je ne suis jamais aussi heureux qu’en boutique. J’ai appris à l’université comment compter, comment lire un P&L. Après, je suis un retailer, j’aime vendre», assure-t-il avec une jovialité communicative.
Et c’est un vendeur actif: il visite les magasins tous les mois, dispense lui-même des cours de sabrage de champagne et organise des tournées avec le Maitre Orfèvre Jean-Claude Bourbon des ateliers de Normandie pour promouvoir le savoir-faire maison. Il pousse ses responsables de ventes à aller chez les clients le plus souvent possible et à les relancer au téléphone. Au coeur de la crise, il crée une gamme complète de services, du nettoyage d’argenterie ($200/trimestre, le client venant rapporter ses couverts à nettoyer autant de fois qu’il le désire) à l’emballage de luxe ($10 la petite boîte) en passant par la location d’argenterie ou encore les enveloppes de “préservation” pour éviter l’oxydation de l’argenterie lors d’absences prolongées. Cette offre de services représente aujourd’hui 4 à 6% du chiffre d’affaires de la filiale américaine.
Le dirigeant, seul Français sur la cinquantaine d’employés de la filiale, s’amuse des particularités américaines et confesse avoir beaucoup appris depuis son arrivée. «J’ai fait l’erreur de croire qu’après avoir travaillé en Asie avec des Thaïlandais, des Vietnamiens, des Chinois de Shangaï ou de Hong Kong, il serait simple de travailler aux États-Unis. Mais en fait, c’est bien plus complexe!» Nicolas Krafft a placé, dans chaque région, des managers locaux. «Faire vendre le luxe français par des Français est une erreur, ça ne marche pas», estime-t-il. Il cite pour exemple sa responsable des ventes en Californie. Grande brune élégante aux yeux clairs – venue pour la semaine à New York, elle vient saluer son boss avant de repartir pour la côte Ouest -, Rachel connaît parfaitement tous les codes de Los Angeles. «Elle habite LA, appartient au club des Femmes de Beverly Hills et participe à tous les évènements du quartier». Ses leçons d’étiquette font le plein dans la boutique de Beverly Hills, cours pour adultes ET pour enfants, soucieux d’épater leurs amis en dressant une table parfaite d’anniversaire. C’est Hollywood…