Derrière plusieurs rangées de tables débordant de bijoux, de tableaux et autres babioles dans une grande salle remplie de chalands, on aperçoit une petite femme debout à côté d’un étal de colliers et de bracelets.
Il y a beau avoir plus de 100 vendeurs en tout genre au Grand Bazaar, tout le monde connaît Mathilde Freund. La Française née en Autriche a eu 100 ans le 15 août et en a passé trente à vendre des bijoux dans ce grand marché dominical de l’Upper West Side. Loin de se laisser embêter par ce fichu temps qui passe, elle est là chaque dimanche, sauf à quelques rares exceptions quand elle voit sa famille ou que la météo n’est pas clémente. Une manière pour elle de montrer son attachement à la mission du marché: soutenir quatre écoles du quartier représentant plus de 4.000 élèves. “C’est bien pour moi. Je m’occupe. Je ne pense pas toujours à la même chose” , confie-t-elle.
Mathilde Freund fait bien plus que vendre des colliers. Aux visiteurs qui l’abordent, elle montre des photos en noir et blanc de son frère Alfred et de son mari Fritz, tués par les Nazis à la fin de la guerre, et d’un groupe d’hommes juifs autrichiens et angolais qu’elle a cachés pour les sauver de la déportation. Pendant cette période noire, elle a perdu pratiquement tous les hommes de sa famille, partis combattre en Afrique du nord avec l’armée française ou exécutés. Son mari, capturé à Lyon, est mort quelques jours avant la libération de Buchenwald, où il avait été envoyé, et son frère a été fusillé à peine une semaine avant que les forces hitlériennes ne déposent les armes. “Pendant sept ans de ma vie, de 1938 à 1945, j’ai beaucoup souffert, se souvient-elle. J’ai vécu cachée dans les forêts, dans les caves. Je ne peux pas l’oublier. Je souris, mais mon coeur est triste” .
Elle arrive à New York en 1952 avec sa mère et sa fille, qu’un cancer du sein a emportée depuis. “C’était bien ici. Je voulais du changement” , explique-t-elle. Elle s’inscrit à l’université et décroche un travail à l’hôpital Beth Israel, au sein de l’unité spécialisée dans la détection du cancer. Elle prend sa retraite en 1977, quand elle travaillait au French Hospital de Chelsea.
Depuis, notre dynamique centenaire met un point d’honneur à rester active. Elle prend des cours de psychologie et de littérature à Fordham University depuis quarante ans. Et fait le tour des écoles pour parler de l’Holocauste. “Je veux faire en sorte que les jeunes n’oublient pas. Jamais. Je suis ici pour raconter la Shoah car je l’ai vécue. Dans les livres ou les films, ce n’est pas la même chose” , glisse-t-elle, visiblement affectée plus de 70 ans plus tard. Elle a d’ailleurs fait partie de 600 rescapés ou proches de rescapés à avoir poursuivi la SNCF en justice pour son rôle dans les déportations.
Tout juste de retour de Caroline du Nord où elle a soufflé sa centième bougie avec ses cinq petits enfants, elle n’a aucunement l’intention de ralentir. Mathilde Freund ne sera pas au marché dimanche 18 septembre mais sera de retour dès le 25 pour encore et toujours raconter son histoire. “Je ne peux pas vivre avec la tristesse. Autrement, je vais mourir.”
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Quelle femme extraordinaire !! Merci de cet article.