Cette année, Alcatraz célèbre les 90 ans de son ouverture en tant que prison fédérale de haute sécurité. Chaque année, « the Rock » accueille plus d’1,4 million de visiteurs, aussi désireux de découvrir la riche histoire de cette île-prison située à quelques brasses de San Francisco, que de quitter les couloirs sinistres et une promenade battue par les vents après quelques heures de visite.
Du jeudi au dimanche, on peut explorer Alcatraz après les heures habituelles d’ouverture au cours d’un Night Tour : en plus de la visite guidée, les visiteurs peuvent découvrir d’autres aspects de l’île et parcourir des bâtiments habituellement fermés au public. Les Park rangers animent de nombreuses conversations qui permettent de mieux comprendre la vie sur l’île, et une nouvelle exposition, The Big LockUp, révèle les inégalités du système judiciaire américain. Pour les nouveaux visiteurs comme pour ceux qui y sont déjà venus, les murs d’Alcatraz ont toujours de nouveaux secrets à livrer. On en frissonne encore…
En général, le vent se lève sur la baie de San Francisco dans l’après-midi, et son chant lugubre accompagnera toute la visite de nuit. Sur le bateau, parti du Pier 33 avant la tombée du jour, on a peine à entendre le commentaire du capitaine tandis que les embruns arrachent des rires nerveux aux visiteurs moyennent rassurés par la houle et par leur destination qui approche à vue d’œil. Au lieu d’accoster en ligne droite sur l’île, le bateau en fait d’abord un tour complet, longeant les falaises sur lesquelles la prison la plus célèbre des États-Unis est perchée et offrant des points de vue inédits sur Alcatraz. Sur un bâtiment en contrebas du château d’eau, on peut lire l’inscription « Indian land 1970 » peinte en lettres rouges.
Sur le débarcadère de l’île, « Indians Welcome » s’inscrit également en grandes lettres rouges. De 1969 à 1971, et la fermeture du pénitencier ordonnée en 1963 par Robert Kennedy (Alcatraz n’a servi de prison que pendant 30 ans), The Rock fut occupée par une centaine d’Amérindiens. Le traité de Laramie (1851) leur donnait en effet le droit de jouir de n’importe quelle propriété fédérale inusitée. Cette occupation est l’une des premières manifestations du Red Power movement, qui réclamait le droit pour les Amérindiens de disposer d’eux-mêmes, en réponse à leur assimilation forcée à partir des années 1950.
En gravissant le chemin qui mène aux cellules, on passe à proximité du château d’eau, sur lequel on peut lire le message de paix « Peace and Freedom. Home of the Free Indians », destiné à montrer au monde entier qu’une révolution pacifique était possible. En 2012, des occupants de l’époque et leurs familles furent invités à venir repeindre le message sur la réserve d’eau lors de la restauration de cette dernière.
Si des dissensions au sein du groupe d’occupants, ainsi que la mort accidentelle de la fille d’un des leaders, mirent prématurément fin à l’occupation de l’île et au rêve d’y créer une université, un centre culturel et un musée dédié aux Amérindiens, cet épisode marqua durablement les esprits et contribua à sensibiliser le monde à leurs problèmes d’identité et de reconnaissance de leurs terres ancestrales. Le jour de Indigenous People’s Day en octobre et à Thanksgiving en novembre, Amérindiens et sympathisants commémorent l’occupation d’Alcatraz en venant assister au lever du soleil sur l’île.
Si la visite guidée des cellules est en tout point semblable à celle de jour, le nombre volontairement réduit de visiteurs le soir permet de révéler de nombreux aspects cachés de la vie carcérale. Parmi eux, la démonstration du mécanisme de fermeture des cellules est particulièrement intéressante. Au bout de chaque rangée de cellules se trouve un placard, invisible pour les non-avertis : il renferme un système de leviers qui permet de commander très précisément l’ouverture par glissement de la porte d’une cellule, de plusieurs, ou de toutes en même temps. Cela permettait d’éviter d’avoir des clefs pour chaque cellule, et que les prisonniers essaient de gripper leurs serrures.
Les claquements métalliques sont impressionnants, et le ballet des leviers fascinant. Si cette mécanique semble bien huilée, il arrive qu’elle se grippe. La dernière fois que cela s’est produit, des visiteurs sont restés coincés pendant quelques heures, car rares sont les personnes capables de réparer le mécanisme.
Pour l’anecdote, ce son si particulier est audible dans plusieurs films. George Lucas l’enregistra et l’utilisa dans « Star Wars » : on l’entend quand le vaisseau de Darth Vader ferme ses portes. Dans « Jurassic Park », c’est le bruit de fermeture des enclos à dinosaures.
Situé à l’étage juste au dessus de la salle à manger, l’hôpital ne se visite également que pendant les night tours. Destiné à soigner les prisonniers autant que le personnel de l’île vivant sur place, il comptait une quinzaine de lits, deux chambres d’isolement, une salle d’opération et un cabinet dentaire. À l’époque, l’hôpital était équipé des dernières technologies, mais aujourd’hui, les murs pèlent de décrépitude et la plupart des équipements ont été retirés, conférant à l’endroit une ambiance post apocalyptique assez angoissante. Une des pièces les plus meublées a hébergé John « Birdman » Stroud, un dangereux criminel, connu pour son amour des canaris, et qui passa onze années confiné dans cette chambre d’hôpital car sa schizophrénie rendait sa détention incompatible avec les autres prisonniers. Un autre prisonnier célèbre, Al Capone, faisait également des longs séjours dans cet hôpital, pour soigner sa syphilis…
Puisque la visite s’effectue grâce à un audioguide, on peut la faire à son rythme, et l’interrompre à n’importe quel moment pour participer aux discussions animées par les Park rangers. L’une d’entre elles met en lumière l’impossibilité des prisonniers à se réintégrer dans la société civile, notamment s’ils ont passé la majorité de leur existence derrière les barreaux. L’histoire de Clarence Carnes, jeune Amérindien emprisonné dès ses 16 ans pour meurtre, l’illustre bien. Transféré en 1945 à l’âge de 18 ans à Alcatraz après une évasion suivie d’un kidnapping, il est le plus jeune prisonnier du pénitencier fédéral. L’année suivante, il participe à une mutinerie sanglante : deux prisonniers et deux gardes sont tués. Condamné à plusieurs centaines d’années de prison, il est finalement libéré sous conditionnelle en 1973. Il est emprisonné peu de temps après pour violation de sa liberté conditionnelle et il meurt du sida dans une prison du Missouri en 1988, à l’âge de 61 ans.
Loin de dépeindre Clarence Carnes comme un criminel perdu pour la société, le Park ranger a choisi de montrer les dysfonctionnements des systèmes judiciaire et carcéral qui n’ont pas su remettre un enfant de 16 ans, facilement influençable par les criminels plus aguerris qu’il côtoyait, dans le droit chemin.
Le discours peut surprendre, et se poursuit avec The Big LockUp, une nouvelle exposition sur le système carcéral américain, qui met en lumière les injustices qui l’ont construit et le dominent encore aujourd’hui. Avec 2,3 millions de personnes derrière les barreaux, les États-Unis arrivent en tête des pays qui incarcèrent le plus au monde. Entre 1970 et 2010, le nombre de prisonniers a augmenté de 500%. L’exposition met en avant la relation entre les injustices actuelles du système judiciaire et carcéral américain et l’esclavage : les Afro-Américains et personnes de couleur en général sont, de façon disproportionnée, plus susceptibles d’être emprisonnés.
On est aussi interpellé par les conséquences de cette incarcération de masse sur la société, puisqu’il revient plus cher de payer pour quelqu’un en prison que pour les programmes de réhabilitation ou d’enseignement. L’exposition pose alors la question : la prison est-elle la solution à tous les crimes ? Y a t-il d’autres voies possibles ?
On peut être surpris de trouver une telle exposition dans une ancienne prison. Le Golden Gate National Recreation Area où se situe Alcatraz appartient la Coalition Internationale des Sites de Conscience, un réseau international de sites historiques et musées qui invite à réfléchir au passé dans le cadre de la réflection actuelle sur les droits de l’homme et la justice sociale.
Le dernier ferry part à 9:25pm pour regagner San Francisco. Les rares touristes se pressent, aux côtés des employés et Park rangers qui rentrent chez eux après leur journée de travail. Si le vent et le froid ne vous effraient pas, le pont arrière du ferry permet d’admirer le phare d’Alcatraz en action : il s’agit du premier phare construit sur la côte ouest des États-Unis, en 1854. Celui qui se dresse actuellement n’est pas l’original, mais son remplacement datant de 1909, après les dommages causés par le tremblement de terre de 1906.
En se tournant vers San Francisco, on peut voir, les soirs sans brouillard, le front de mer illuminé, du Golden Gate au Bay Bridge, en passant par Ghirardelli Square, Fisherman’s Wharf et Embarcadero, avec Russian Hill, Telegraph Hill et le Financial District en toile de fond. Magique…
Alcatraz Night Tour, du mardi au samedi. Billets.