Mise à jour (25/04/2022) : La Cour d’appel pénale du Texas a suspendu ce lundi l’exécution de Melissa Lucio, et renvoyé l’affaire devant le tribunal du comté de Cameron qui l’avait condamnée en 2008.
En 2017, la journaliste franco-américaine Sabrina Van Tassel réalise un reportage sur les femmes dans le couloir de la mort, et échange avec plusieurs détenues au Texas, « le seul Etat à autoriser les interviews filmées », remarque-t-elle. Dans ses recherches préliminaires sur Melissa Lucio, incarcérée depuis dix ans pour infanticide, elle voit d’abord « un cas tristement banal de maltraitance infantile » qui implique « une femme pauvre, droguée, mère de trop d’enfants ». Mais elle peine à rassembler des détails sur l’affaire, à laquelle « la presse semble ne s’être jamais vraiment intéressée », et décide d’approcher la famille de la condamnée, installée à Harlingen.
« Ils m’ont dit que j’étais la première journaliste à venir leur rendre visite, et m’ont décrit une femme non-violente, qui n’avait jamais eu affaire à la justice », se souvient-elle. Le lendemain, après sa visite à la prison de Mountain View à Gatesville, Sabrina Van Tassel décide de consacrer un documentaire complet à Melissa Lucio. Trois ans d’interviews – « autorisés à raison d’une heure tous les trois mois » – sont rassemblés dans L’Etat du Texas contre Melissa. Le film, projeté pour la première fois au festival de Tribeca en 2020, est disponible sur Hulu aux Etats-Unis et sur Canal+ en France.
Le 17 février 2007, Mariah Alvarez, âgée de deux ans, est retrouvée inconsciente au domicile de ses parents et déclarée morte dans les heures qui suivent. Sa mère, Melissa Lucio, est immédiatement placée en garde à vue et accusée d’homicide. Elle explique que sa fille a fait une chute dans les escaliers deux jours auparavant, mais après des heures d’interrogatoire, finit par admettre être responsable des hématomes qui couvrent le corps de l’enfant. Le 10 juillet 2008, sur la base d’aveux que la journaliste et ses avocats considèrent extorqués, elle est reconnue coupable d’avoir battu sa fille à mort et condamnée à la peine capitale. La date de son exécution est fixée au 27 avril prochain.
La réalisatrice, qui souhaite « comprendre comment quelqu’un peut être condamné à mort avec un dossier pareil, qui n’inclut aucun témoin », analyse plusieurs milliers de documents transmis par Margaret Schmucker, à l’époque avocate de la défense. Elle lit les rapports des services de protection de l’enfance, la transcription du procès et des appels, et conclut que « le procès de Melissa Lucio a été une farce. Elle n’a eu droit à aucun expert. C’est d’ailleurs sur cette base qu’elle a gagné son appel en 2019. Ses droits fondamentaux ont été refusés », dénonce Sabrina Van Tassel.
Dans son film, elle interviewe d’abord la famille en gardant, dit-elle, « la partie politique pour la fin », de peur que pression soit faite si elle commence « par se pencher sur la corruption dans cette affaire ». Elle tente de raconter l’histoire de Melissa Lucio de manière la plus complète possible : les agressions sexuelles qu’elle subit enfant, son mariage à l’âge de seize ans, son addiction et la pauvreté environnante sont notamment évoqués. Le psychologue John Pinkerman, approché par la défense, estime qu’elle a « trouvé un sens à sa vie dans son rôle de mère », et déclare que « sa personnalité et son histoire ne semblent pas correspondre à la nature du crime ». Le documentaire donne la parole à un maximum de protagonistes, et s’achève sur l’analyse médicale du médecin légiste Thomas Young, pour qui le traumatisme crânien contondant a, à lui seul, entraîné la mort (par opposition à celle de Norma Farley, en charge de l’autopsie en 2007, et selon qui les blessures n’ont pas été causées par une chute dans des escaliers).
« Aux Etats-Unis, les condamnés à mort sont pauvres, font partie des minorités, ou sont malades mentaux. Parfois les trois à la fois », observe Sabrina Van Tassel. « Le système carcéral américain a été fabriqué pour mettre ces gens-là en prison. Ils sont en général défendus par un avocat commis d’office qui manque de temps et de moyens, et refusent de plaider coupable. » Elle affirme que « l’Etat gagne dans 95% des cas ». A ses yeux, Melissa Lucio, première femme latino-américaine condamnée à mort au Texas, a servi de statistique pour la réélection du procureur Armando Villalobos, aujourd’hui lui-même emprisonné.
« La Virginie a aboli la peine de mort en janvier 2021 », rappelle Sabrina Van Tassel, qui espère que d’autres Etats suivent le mouvement. « En Floride, les condamnés sont de plus en plus souvent retirés du couloir de la mort pour servir des peines de prison à perpétuité », observe-t-elle. Et même si le pays reste largement divisé sur le sujet, elle note que « de très nombreuses erreurs judiciaires sont mises à jour, que de moins en moins d’Américains tolèrent. La peine de mort est un crime d’Etat », martèle la militante, pour qui « le système judiciaire américain est basé sur la vengeance, ce qui n’est pas le cas en France ».
Raphaël Chenuil-Hazan, directeur de l’association française Ensemble Contre la Peine de Mort (ECPM), également impliquée dans la défense de Melissa Lucio, rappelle que « l’éducation à l’abolition est fondamentale. Les trois quarts des actions d’ECPM sont réalisées à l’international, dans des pays où la peine de mort existe toujours, mais le reste de notre activité se concentre en France et en Europe », poursuit-il. « Selon les sondages d’opinion de ces dernières années, 50 à 55% de la population française est favorable au rétablissement de la peine de mort. La jeunesse qui n’a pas vécu l’abolition doit se replonger dans les valeurs qui la fondent : la raison, la justice, l’Etat de droit. ».
En déplacement au Texas au début du mois pour l’« Abolition Now Tour », l’activiste a rencontré de jeunes abolitionnistes à l’université SMU de Dallas, pour « apprendre de leur engagement et de leurs pratiques ». John Lucio, fils aîné de Melissa Lucio, « a évoqué la situation de sa mère et témoigné en tant qu’enfant d’une condamnée à mort des dommages collatéraux que cela engendre dans une famille ». Pour Raphaël Chenuil-Hazan, « le cas de Melissa Lucio a très clairement mobilisé de nouveaux publics ».
Sabrina Van Tassel se rendra prochainement aux Etats-Unis. « Melissa Lucio m’a demandé de faire partie de ses témoins le jour de son exécution », partage-t-elle. Le gouverneur Greg Abbott, auprès de qui une demande de clémence a été déposée, « devra prendre une décision basée sur les recommandations du bureau des pardons, qui donne en général son avis 48 heures avant l’exécution », dit-elle pleine d’espoir. Son objectif est « de faire en sorte que Melissa Lucio devienne tellement connue qu’ils ne puissent pas l’exécuter ». Elle appelle à « regarder le film, en parler autour de soi et sur les réseaux sociaux, signer les pétitions ». Et prend bonne note « des voix qui s’élèvent », comme celles de Christiane Taubira et Robert Badinter en France, mais aussi Kim Kardashian et de nombreux membres du Congrès aux Etats-Unis.