Olivier François est “jetlagué”. De passage à Chicago, pour le salon de l’auto local, il s’apprête à repartir vers Turin, avant de revenir à Detroit deux jours plus tard… « C’est ma vie, dit-il. Un tiers à Turin, un tiers à Detroit et un tiers dans les avions… »
Depuis septembre dernier, Olivier François, 50 ans, est le patron mondial de la marque Fiat et dirige en même temps tout le marketing du groupe Chrysler (qui compte quatre marques). Un rythme de vie et de travail qui rappellent celui d’un autre patron français de l’automobile, Carlos Ghosn (Renault-Nissan), mais surtout celui de son propre boss, Sergio Marchionne, l’artisan de la reprise de Chrysler par Fiat, en 2009, avec l’aide du gouvernement américain.
“Nerveusement c’est tuant, admet-il. Ce week-end, je devais voir mes enfants; je ne vais encore pas pouvoir”. Ses trois fils vivent à Milan, avec leur mère (le couple a récemment divorcé). Mais dans la presse économique américaine, aucune trace de ce patron surmené. L’image d’Olivier François est celle d’un golden boy de l’industrie automobile, un génie du marketing. Un talent qui lui a valu le surnom de “Don Draper de Chrysler” dans Business Week, d’après le nom du héros de la série « Mad Men ». Et c’était avant le coup de maître du dernier Super Bowl : un long spot publicitaire de 2 minutes, à la mi-temps du match, signé Chrysler mais où pratiquement aucune voiture n’est visible. On y voit Clint Eastwood surgir de l’ombre pour déclamer un monologue où il est question de la capacité de l’Amérique à rebondir. La publicité a immédiatement fait vibrer twitter et la rumeur s’est amplifiée dans les jours qui ont suivi lorsque certains républicains, comme l’ancien conseiller de George Bush Karl Rove, ont accusé Chrysler de faire de la pub déguisée pour Obama, puisque le message célébrait la renaissance de Detroit, un sauvetage que revendique l’actuel occupant de la Maison Blanche.
“Franchement, pas un moment je n’ai vu venir la polémique politique”, assure Olivier François. On imagine pourtant qu’elle n’est pas pour déplaire à ce roi du buzz, d’autant plus que la controverse a été rapidement étouffée par l’intervention de Clint Eastwood lui-même, républicain de longue date, qui a précisé qu’il ne soutenait en rien Obama. “L’important, dit Olivier François, c’est que cette pub a fait parler, réfléchir; ça montre que le spot avait une certaine profondeur.”
Comme pour tous les spots importants -et à 12 millions de dollars la diffusion de 2 minutes celui-là l’était-, le Français s’est impliqué dans tous les détails de la réalisation “avec Sergio Marchione, qui s’est pris de passion pour le projet”, tient-il à préciser. En bon publicitaire, Olivier François sait raconter les histoires et celle de ce spot ressemble, dans sa bouche, à une saga. “Rien que d’accéder à Clint pour lui proposer cette pub était un défi. Il ne fait jamais de pub, donc on nous a expliqué que c’était impossible”. Lors du précédent Super Bowl , en 2011, il avait déjà réussi un exploit en recrutant le chanteur Eminem, réputé lui aussi anti-pub, pour un spot à la gloire du come back de Detroit, sa ville natale. “Cette fois, dit-il, l’idée était de reprendre le message à l’échelle du pays. Et qui mieux que Clint, cette sorte de père de la Nation, pouvait le faire?”. Le bagout du vendeur de voitures a convaincu l’acteur. “Mais il a mis comme condition de pouvoir écrire le texte à sa manière. Et au bout du compte, il a improvisé”.
L’an dernier, la pub d’Eminem avait propulsé les ventes de la Chrysler 200 dont elle faisait la promotion. Il est trop tôt pour mesurer l’effet “Clint Eastwood” sur les ventes de Chrysler cette année. Mais le spot a installé pour de bon la réputation d’Olivier François dans le milieu de Detroit. Une réputation d’excentrique, mais d’excentrique qui réussit. A Detroit, les vétérans de l’industrie automobile se sont habitués à lui et aux quelques autres “Fiat boys”, qui tiennent leurs réunions dans un nuage de fumée de cigarettes, parlent avec les mains et sont toujours prêts à prendre des paris très risqués.
Qu’un Français, travaillant pour une entreprise italienne, ait compris que la fibre patriotique américaine pourrait faire vendre des voitures est un paradoxe qui n’a échappé à personne ici. “Le fait que je sois Français, que je parle avec un accent, m’a sans doute aidé, admet-il. Raconter tout ce que j’ai pu raconter si je n’avais pas eu l’accent français… les gens m’auraient pris pour un fou. Tout ça raconté avec l’accent français ils ont trouvé ça assez délirant et assez charmant”.
“Ne pas avoir tous les codes de Detroit, de ce qui se fait et ne se fait pas, nous a aidé, Sergio et moi, à oser ce que d’autres n’osaient pas”. Lorsqu’il nous dit cela, lors de notre précédent entretien, en janvier au salon de l’auto de Detroit, Olivier François est appuyé sur la portière d’une Chrysler 300 d’où s’échappent les beats vrombissants d’un air de rap. La voiture est siglée « Dr Dre », rappeur devenu entrepreneur. A Detroit, beaucoup ont tordu du nez devant l’association inhabituelle, mais là encore ça a marché. Les ventes se sont envolées, prouvant une fois encore l’instinct de François pour la pop-culture. Question d’oreille peut-être: grand amateur de rock, guitariste lui-même (en tout cas avant son double job), il a commencé sa carrière, après Science Po, en créant son propre label de rock. La nécessité de nourrir sa famille naissante l’a poussé ensuite chez Citroën. Il y dirigea la filiale danoise, puis italienne. C’est là que Sergio Marchionne l’a remarqué, et embauché en 2005 pour redresser Lancia, marque moribonde. Quelques “coups” plus tard (dont un spot pro-Tibet diffusé en plein Jeux Olympiques de Pékin) Lancia était sauvée et Olivier François en route pour son aventure américaine.
De 2009 à 2011, en tant que patron de la marque Chrysler il a supervisé la renaissance du plus petit des “Big Three” de Detroit. Les ventes des quatre marques de Chrysler aux Etats-Unis (Chrysler, Dodge, Jeep, RAM) ont progressé de 25 % en 2011, deux fois plus que la moyenne des autres constructeurs. Chrysler a aussi remboursé au gouvernement américain la totalité de l’aide reçue et fait des bénéfices, pour la première fois depuis 2005. Cette réussite spectaculaire a valu à Olivier François une promotion dans le groupe, et le double poste qu’il occupe depuis septembre: patron de la marque Fiat au niveau mondial et responsable du marketing de tout le groupe Chrysler. Bref, il n’a pas fini de prendre l’avion.