« Samedi 14 mars 2020, sur un parking quelque part en Europe. Derniers instants avec mon fils de 2 ans. Les frontières sont totalement bouclées depuis hier, je dois partir maintenant par le dernier avion. » Ces quelques lignes de témoignage anonyme, accompagnées de la photo d’un enfant dans un siège auto, l’image de son père, un emoji triste en guise de visage, se reflétant sur la carrosserie de la voiture, constituent l’un des quelques 220 témoignages déposés en trois semaines sur Histoires de crise.
La plateforme, lancée par l’Institut Covid-19 Ad Memoriam, vise à créer une mémoire collective de la pandémie à partir d’histoires personnelles. « Que se soient des textes, des photos, des vidéos ou de la musique, ce sont toutes des histoires de la crise, précise la fondatrice et présidente de l’institut, l’anthropologue Laëtitia Atlani-Duault. Et la question de la mémoire est centrale. »
Dès mars 2020, lors du premier confinement en France, la spécialiste des crises sanitaires et humanitaires a senti l’urgence, avec plusieurs autres chercheurs, de relever des traces de ce moment singulier. « J’étais totalement consciente que nous allions vivre une rupture anthropologique majeure et qu’il fallait garder la trace de l’expérience de la vie quotidienne en temps de pandémie, explique-t-elle, lors de son passage à New York fin octobre. Nous avons cherché un outil transparent en accès libre, il était important que toutes les histoires soient accessibles à tous plutôt que nous, chercheurs, recevions des témoignages qui ne soient pas partageables. »
Il aura fallu une année de développement avec Bayes Impact, l’ONG française connue pour son travail sur le bien commun digital – elle a notamment créé la plateforme Briserlachaine.org d’identification des cas contacts – avant de lancer la plateforme, le 7 octobre dernier. Ces instants de vie sont recueillis de façon anonyme, aucun contact n’est demandé. « Nous sommes très soucieux de la protection de la confidentialité et de l’anonymat des données. Nous ne savions pas si cela allait limiter ce qui pouvait être posté. Or cela n’a rien limité. Des personnes partagent des choses parfois très privées comme des extraits de journaux intimes écrits durant la pandémie. » Le service de modération du site vérifie que rien d’illégal au regard de la loi française n’est posté. « Mais en dehors de cela, la parole est libre »
Des mots de tous les jours, ceux du découragement à l’annonce du premier confinement en France : « j’ai passé ma nuit à pleurer j’ai paniqué »; ceux de retrouvailles heureuses, écrits par une grand-mère le 6 mai 2020, au 51ème jour de confinement : « L‘événement de la journée, c’est que j’ai tenu mes deux petites-filles dans mes bras. Elles et moi étions folles de joie »; les premiers anniversaires en solo, comme celui de « Nico », en avril 2020 : « De manière originale, j’ai fêté ma quarantaine en… quarantaine ! Il n’a pas fallu se laisser abattre, alors mes invités ont participé à la fête… en apéro visio 🙂 ».
A chacun ses doutes, ses remèdes à l’ennui et à la baisse de moral, comme cet anonyme qui s’est fixé « 1 dessin par jour comme une vitamine C ».
Ces témoignages sont rangés par catégorie : Confinement, Travail, Santé, Humour – on y trouve de quoi sourire comme la « Lettre imaginaire à un ami extra-terrestre lors de la première vague » datée du 3 juin 2020 – Amour, Famille… Et une catégorie particulièrement importante pour Laëtitia Atlani-Duault : Déclic. « C’est quand les gens ont pris conscience que leur vie allait basculer, le moment de rupture, explique l’anthropologue. Un peu comme, ici à NY, pour les attentats du 11 septembre 2001 : chacun se souvient où il était et ce qu’il faisait ce jour-là. »
Pour l’une, peut-on lire sur Histoires de crise, c’était un soir d’avril 2020, sur le chemin du retour à la maison : « j’étais seule, à vélo, et sur 10 minutes, j’ai croisé 5 ambulances. » Pour une autre, c’était en décembre de cette année-là, quand la crise sanitaire semblait ne plus jamais finir : « Les fêtes de fin d’année ont été bien tristes, l’ambiance était morose. Quelque chose semblait cassé, tout avait perdu son sens. »
Aujourd’hui, Laëtitia Atlani-Duault, qui a vécu à New York et qui y revient deux à trois fois par an pour enseigner à l’université de Columbia, en appelle aux expatriés français. « Quelles sont les similitudes et les différences dans le vécu de la crise entre les Français de l’étranger et ceux de France métropolitaine ?, se demande la scientifique, curieuse de pouvoir comparer leur rapport au temps et à l’espace avec la séparation des familles. « La question de l’éloignement est propre aux Français de l’étranger. De nombreux couples non mariés ou pacsés ont eu bien du mal à prouver leur lien pour pouvoir se retrouver. Beaucoup ont été séparés », souligne la chercheuse.
Histoires de crise se veut un lieu de mémoire « et non un mémorial numérique, tient à préciser Laëtitia Atlani-Duault. C’est un site tourné vers la vie, vers l’avenir ». La plateforme n’a d’ailleurs pas de date d’expiration car le virus et ses variantes voyagent encore à travers le monde, comme le rappelle ce Français anonyme de Nouvelle Calédonie dans un message déposé récemment sur le site, accompagné d’une photo : « Nous avons vraiment connu la Covid (ici appelé LE Covid) en septembre 2021 ; Soit presque 2 ans après le reste du monde. Nous avons la chance de pouvoir bénéficier de l’expérience mondiale, ainsi le confinement strict aura duré près d’un mois, à la faveur de la vaccination. »
Cet outil pour la recherche doit permettre non seulement de comprendre comment chacun a traversé le temps du covid mais aussi de tirer les leçons de cette expérience pour une meilleure préparation aux crises à venir, qu’elles soient de l’ordre sanitaire ou pas. « On tirera bien tous des leçons de ce covid, peut-on encore lire sur Histoires de crise. Un peu de sagesse et de calme finiront bien par émaner de tout cela. Le covid m’aura pris beaucoup mais je fais le choix qu’il m’apportera aussi. Rien ne doit être vain. » Tenter de répondre à la quête de sens, c’est exactement l’objectif d’un lieu de mémoire collective.