En tant que chercheuse invitée à la Brookings Institution, un think tank basé à Washington, Célia Belin a l’habitude d’écrire des analyses sur la politique étrangère américaine et les relations transatlantiques. En mai, elle a toutefois décidé de publier une note plus personnelle.
Dans un texte sorti le 21 sur le site de la Brookings, la Française raconte le “purgatoire” qu’elle et d’autres titulaires de visas de séjour temporaire (non-immigrant) vivent depuis le début de la pandémie, bloqués aux États-Unis ou en France à cause du “travel ban” américain frappant ces visas.
Sous la réglementation actuelle, les titulaires de visas E, O, L, H, P et certains J sont toujours privés d’entrée sur le territoire américain. Conséquence: ceux qui sont en dehors du pays ne peuvent pas y revenir (à moins de passer par le Mexique ou d’autres pays, donc de voyager encore plus). Et ceux qui sont aux États-Unis ne veulent pas en sortir de peur de ne pas être autorisés à y retourner. C’est le cas de Célia Belin, qui n’est pas sortie des États-Unis en quinze mois à cause de manque de lisibilité qui pèse sur le sort de son visa d’échange académique. “Je ne suis pas une victime. Ma famille et moi allons bien”, relativise-t-elle, évoquant des cas de personnes forcées à renoncer aux funérailles de proches en France ou de conjoints séparés. “Je suis dans l’incertitude. C’est le cas de milliers de personnes qui ne savent pas s’ils vont pouvoir retrouver leurs proches“.
Articles, tribune dans Le Monde, interviews à la télévision… La Française enchaine les interventions dans les médias pour inciter les “autorités européennes à défendre leurs citoyens” face à cette politique de l’administration Biden qu’elle juge “discriminatoire“. En effet, le gouvernement ne loge pas tous les visas à la même enseigne. Sous Donald Trump, un régime d’exemptions, les fameux NIE (National Interest Exceptions), avait été mis en place pour plusieurs catégories et sous-catégories de visas “non-immigrants”, autorisées donc à entrer sur le territoire. Ces catégories ont été clarifiées sous Joe Biden et comprennent désormais les titulaires de visas I (médias), certains visas J et les fiancé.e.s de citoyens américains, entre autres.
La situation est d’autant plus difficile à vivre pour les visas non-exemptés que les autorités européennes ont accepté de rouvrir, dès le 9 juin, leurs frontières aux touristes américains vaccinés et que les titulaires américains de visas de séjour temporaire ne font pas l’objet des mêmes restrictions en France. “Il y a une situation de déséquilibre entre des partenaires qui devraient pourtant travailler ensemble“, résume la chercheuse.
Pétition
“Beaucoup de Français étaient jusqu’à présent dans une logique d’attente. On s’est dit que les restrictions allaient être levées avec la campagne de vaccination et l’annonce de la réouverture des frontières aux Américains vaccinés, mais Joe Biden n’a rien annoncé. Et on n’est pas sûr qu’elles soient levées pour l’été“, poursuit Béatrice Leydier, nouvelle conseillère des Français de l’étranger à Washington. Inspirée par le texte de Célia Belin et sa propre expérience, elle a lancé une pétition pour demander à Joe Biden de supprimer les restrictions d’entrée sur le territoire pour tous les visas temporaires et d’accélérer la délivrance des visas approuvés par les consulats américains.
Sa pétition a recueilli près de 2 400 signatures en 24 heures de la part d’Européens mais aussi d’Américains. “Sur le plan migratoire, Joe Biden n’est pas revenu sur la politique d’America First de Donald Trump. Ce n’est pas surprenant, mais je trouve cela pénible”, indique l’élue.
En plus de cette pétition, qui dépeint ces restrictions comme contraires à la politique pro-immigration prônée par Joe Biden, Béatrice Leydier veut contacter des élus démocrates, comme les sénateurs du New Jersey Corey Booker (New Jersey) ou Bob Menendez, actifs sur la question des visas, pour faire pression sur la Maison-Blanche. “D’autres communautés sont concernées, comme les Italiens, les Allemands, les Espagnols…“, ajoute-t-elle.
Après avoir laissé entrevoir en mars une possible ré-ouverture des frontières en mai, la Maison-Blanche se mure dans le silence, et ce alors que Joe Biden doit se rendre du 10 au 16 juin en Europe pour participer au sommet du G7 notamment. “Nous n’avons pas de changement à annoncer à l’heure actuelle, précise le Département d’État américain dans un e-mail à French Morning. Nous apprécions la transparence et les efforts concertés de nos partenaires européens et alliés pour combattre cette pandémie. Nous avons hâte de reprendre les voyages transatlantiques dès que nos professionnels médicaux et de santé publiques le conseilleront“. Même si les chiffres des vaccinations et des nouveaux cas de Covid-19 sont encourageants au sein de l’UE, la Maison-Blanche s’inquiète de la persistance de certains variants, notamment l’indien qui est désormais dominant au Royaume-Uni.
“Joe Biden a décidé que la maitrise de la Covid serait l’une de ses trois priorités avec le changement climatique et la Chine. De son point de vue, il a pris des mesures qui ont marché. Il ne voit aucun intérêt à lever les restrictions. Mais on l’a aussi laissé tranquille ! C’est aux Européens de se battre pour les Européens“, insiste Célia Belin (par ailleurs auteure de l’ouvrage Des Démocrates en Amérique, l’heure des choix face à Trump sorti en 2020). On ne peut pas être une grande démocratie et donner des leçons démocratiques tout en restreignant la liberté fondamentale de voyager quand la logique sanitaire n’est plus là. Il y a des pays qui ont des taux d’infections plus élevés et qui ne sont pas soumis au même travel ban en fonction du visa. Cela n’a plus de sens. En plus, ces mesures pénalisent notamment des créateurs d’emplois, des investisseurs… Il faudrait calculer le manque-à-gagner pour l’économie américaine !”
“C’est un sujet que nous poussons à tous les niveaux“, assure le porte-parole de l’Ambassade de France aux États-Unis Pascal Confavreux, à propos de la levée du “travel ban”. Il a notamment été évoqué entre le conseiller diplomatique d’Emmanuel Macron, Emmanuel Bonne, et le conseiller sécurité nationale des États-Unis, Jake Sullivan, lors d’une rencontre vendredi à Washington en préparation du G7 (11 au 13 juin).
En parallèle du cas des visas, plusieurs groupes hoteliers et compagnies aériennes ont adressé une lettre en mai à Joe Biden pour l’inviter à mettre en place une “feuille de route” en vue de la réouverture des frontières aux touristes internationaux.
Les observateurs espèrent que le président fera un geste pendant son déplacement en Europe, mais rien n’est moins sûr. Certains parlent désormais de septembre voire de l’automne pour un assouplissement côté américain. “On a vu l’administration Biden prendre des décisions du jour au lendemain sur l’Afghanistan, les brevets vaccinaux…. Cela me donne de l’espoir, mais je n’ai vu aucun signal qui me permet de penser que la situation sera résolue dans les deux prochaines semaines, raconte Célia Belin. Je le regrette“.