En 2018, alors directeur musical du théâtre londonien Shakespeare’s Globe, l’Américain Bill Barclay a entendu un nom qu’il ne connaissait pas : Joseph Bologne (ou « Boulogne »), le chevalier de Saint-George. Il s’est rapidement passionné pour la biographie de ce Guadeloupéen qui fut non seulement l’un des meilleurs escrimeurs du Vieux continent dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, mais aussi et surtout un compositeur et violoniste hors-pair, qui signa deux symphonies et d’autres œuvres tombées dans l’oubli collectif. Proche de la reine Marie-Antoinette, il fut même pressenti pour diriger l’Académie royale de Paris, mais sa candidature a été torpillée en raison de sa couleur de peau.
Fruit de la relation entre une esclave noire et de son maître blanc, le métis s’impliqua d’ailleurs dans les milieux abolitionnistes autour de la Révolution française et dirigea la Légion de Saint-Georges, une unité de volontaires d’hommes noirs libres. Impressionné par tant de talent, le deuxième président des États-Unis, John Adams, le décrivit en 1799 comme « l’individu le plus accompli d’Europe en équitation, course, tir, escrime, danse, musique ». Rien que ça.
Malheureusement, le rétablissement de l’esclavage en 1802 contribua à effacer son leg des livres d’histoires. « Quand on m’a raconté tout cela, j’ai été étonné de ne jamais en avoir entendu parler. Je me suis rendu compte que sa musique était fantastique, mais qu’il avait été négligé, oublié », explique Bill Barclay, qui est désormais le directeur artistique de Music Before 1800, un programme new-yorkais dédié aux œuvres musicales anciennes.
Aujourd’hui, il fait partie des Américains qui contribuent à faire sortir Joseph Bologne de l’oubli. Encouragé par des partenaires, il a monté une pièce, « The Chevalier », basée sur l’œuvre et la vie du musicien et ses discussions avec Marie-Antoinette et Mozart. Celle-ci est ponctuée de morceaux du compositeur joués par un violoniste et un orchestre. Remarquée par le New York Times, elle a été montrée pour la première fois dans la Grosse Pomme fin janvier.
Il n’est pas le seul : une simple recherche Google permet de voir que les œuvres de Joseph Bologne sont jouées régulièrement à travers les États-Unis. Il y a deux ans, le compositeur a également fait l’objet d’un biopic (assez médiocre d’ailleurs), « Chevalier », distribué par Searchlight, avec Kelvin Harrison Jr (« It Comes at Night », « Elvis »…) dans le rôle de l’artiste.
Fondateur de l’Institut pour la Diversité des Compositeurs, un centre rattaché à l’université State University of New York (SUNY), Rob Deemer traque la fréquence à laquelle les œuvres de compositeurs et de compositrices non-blancs sont joués par des orchestres américains. Pendant la saison 2021-2022, il a recensé vingt concerts présentant le travail du Français contre « zéro » en 2019. 2023-2024 promet d’être un cru comparable. « Cela ne paraît pas beaucoup, mais c’est un bond gigantesque quand on pense qu’il y a encore cinq ans, son travail n’était pas du tout présent aux États-Unis », raconte l’Américain.
Pour le chercheur, plusieurs facteurs expliquent ce regain d’intérêt. Les mouvements sociaux comme Black Lives Matter (BLM) et #MeToo ont créé une prise de conscience autour de la représentation des populations marginalisées dans différentes sphères de la société américaine, y compris la musique classique, milieu largement blanc et masculin. Une évolution qui favorise la mise en avant de compositeurs issus de « groupes sous-représentés ». Autre facteur contributif : les orchestres se sont féminisés et progressivement ouverts aux musiciens non-blancs ces dix dernières années.
« Le meurtre de George Floyd pendant la pandémie a accéléré ces tendances, qui avaient démarré des années plus tôt. Soudain, les orchestres se sont bousculés pour présenter des compositions de femmes ou de personnes de couleur ! Ils ont compris qu’il était possible d’attirer le public sans recourir aux canons de la musique classique. C’est pour cela que la tendance n’est pas retombée », poursuit Rob Deemer.
Joseph Bologne n’est pas le seul à profiter de cet élan. Compositrice noire née en Arkansas dans les années 1880, Florence Price fait aussi l’objet d’une véritable renaissance au pays de l’Oncle Sam. Il y en a beaucoup d’autres.
Pour Bill Barclay, le parcours du chevalier de Saint-George est pertinent à plus d’un titre aux yeux des Américains. En plus d’assouvir leur « voyeurisme » pour les monarques et la Révolution française, les turbulences de la période et le combat du Guadeloupéen contre les inégalités raciales font écho à la situation actuelle aux États-Unis. Il voudrait présenter sa pièce musicale en France, mais a reçu un accueil pour le moins frileux. « Un directeur d’orchestre m’a dit sans détour qu’il ne voulait pas recevoir de leçons raciales de la part des Américains, regrette-t-il. Or, ce n’est pas notre intention. Nous voulons célébrer une histoire française ».