Si vous vous baladez à Spring/Break, cette jeune foire d’art contemporain qui aura lieu du 4 au 8 mars à l’Armory, à New York, vous pourrez observer les curieuses sculptures de Jean-Baptiste Michel. Un polytechnicien de 32 ans, chercheur en “data science”, et devenu artiste presque par accident.
C’est en tout cas sa version de l’histoire. “Marc Azoulay, un ami qui est aussi le manager de JR à New York, est venu un jour chez moi à Brooklyn, et il a vu ce truc que j’avais construit. Il m’a dit que cela pourrait se vendre, et l’a exposé l’année dernière à Spring/Break. Là, sortie de nulle part, une des responsables du Whitney l’a acheté”, raconte-t-il, attablé à un restaurant japonais de West Village, situé à quelques mètres de Palantir, la start-up spécialisée dans les big datas qui l’embauche.
Il y a un an tout juste, sa sculpture I wish I could be exactly what you’re looking for est ainsi entrée dans la collection de ce prestigieux musée new-yorkais. L’objet ressemble à rectangle rose bonbon de la taille d’une petite télé, avec un écran LCD inséré dans un coin. Relié au wi-fi, celui-ci a la particularité de diffuser des tweets en temps réel d’inconnus, qui commencent tous par “I Wish”.
“En me baladant sur Twitter, j’était fasciné par tous les messages d’inconnus qui commencent par les termes “I Wish” ou “I Want”. C’est captivant, car ces tweets sont souvent violents, passionnés. Il y en a des centaines par minute” , raconte Jean-Baptiste Michel. Qui a ensuite l’idée d’en faire un fil, diffusé sur un objet physique.
Il achète un Raspberry Pi (sorte d’ordinateur low-cost ultra-simplifié, de la taille d’une carte à puce), qu’il programme pour piocher des tweets et les envoyer sur un écran. Il a ensuite inséré cet écran dans un bloc rose. Et voilà.
Fort du succès de sa première oeuvre, Jean-Baptiste Michel en a réalisé, en un an, une vingtaine d’autres. L’une d’elles, I need to go away for a while, montre des tweets commençant par “I need” sur un écran inséré dans un bloc de bois. Une autre, It’s time to try defying gravity, diffuse des tweets débutant par “It’s Time” à l’intérieur d’un vieux radio-réveil.
Quinze pièces ont déjà été vendues à des collectionneurs – “je ne peux pas dire pour combien, c’est ultra-secret”. Pas de quoi faire fortune, mais de bien arrondir ses fins de mois, laisse entendre ce papa d’un bébé de huit mois, qui vit à Brooklyn Heights avec sa femme avocate.
Tout cela n’est pas arrivé totalement par hasard. Ses oeuvres se trouvent au croisement de ce qui passionne cet ingénieur depuis quelques années : le monde des données, Internet, l’utilisation du langage.
Jean-Baptiste Michel, qui a grandi entre Avignon, la région parisienne et Indianapolis, s’est véritablement plongé dans le monde du data à Harvard. Là-bas, tout en terminant son cursus à Polytechnique, il réalise un master de maths appliquées en 2005, puis enchaine sur un doctorat en biologie. Il mène des recherches en génétique, ayant abouti à la publication de trois articles dans de bonnes revues scientifiques.
Mais l’hameçon mord encore mieux ailleurs, dans un projet parallèle qu’il menait avec son camarade Erez Aiden Lieberman. Les deux étudiants planchaient sur une manière de mathématiser l’évolution du langage, à partir de la fréquence d’utilisation de certains termes en fonction des époques, en utilisant quelques livres représentatifs.
Ils publient un article en 2007, propulsé en couverture de la prestigieuse revue scientifique Nature. La consécration, surtout pour des étudiants aussi jeunes. “C’était assez cool ! Cela légitimait notre approche, on a eu pas mal de médias qui se sont intéressés à nous”, se souvient Jean-Baptiste Michel.
Ces résultats ont surtout permis au duo d’approcher Google, et de continuer à développer leurs recherches à l’intersection des sciences humaines et des datas avec les ressources de la firme. Ils mettent en place un outil en utilisant la base de cinq millions de livres numérisés par Google, permettant de connaitre la fréquence d’utilisation de n’importe quel mot selon l’époque (“Dieu” , “justice” , “cocaine” , “Clinton” ). Le résultat est présenté sur Google, sous le nom de Ngram, et c’est assez amusant (et donne matière à des expérimentations étonnantes).
“On a passé beaucoup de temps à nettoyer les données, mais à la fin, on a réussi à mettre en place notre outil, avec un viewer. On en a fait un article scientifique, et on a fait la couverture de Science Magazine”, poursuit Jean-Baptiste Michel. Ainsi que du New York Times et du Boston Globe. C’était en décembre 2010.
Dans la foulée, Jean-Bapstiste Michel et Erez Lieberman ont donné des dizaines de conférences sur “Culturomics”, le nom de leur recherche. Jean-Baptiste Michel a été sélectionné pour devenir un TED Fellow, et présenté ses recherches lors d’une conférence TED à Boston.
En 2013, les deux chercheurs ont sorti un livre, Uncharted, chroniqué dans le New York Times. Le livre doit d’ailleurs sortir en France le 2 avril 2015, aux éditions Robert Laffont, sous le nom de Culturama.
Depuis, Jean-Baptiste Michel a monté, à New York, une start-up spécialisée dans les big data, quittant le monde académique et ses “rigidités” pour ce projet plus personnel. Avant, en ce début 2015, de basculer chez Palantir, la start-up qui l’emploie actuellement. Et de devenir artiste contemporain, énième dimension de sa vie bien remplie.