Le rituel est invariable. La juge Katherine Forrest, dans sa robe noire, entre dans la cour par la porte du fond, une tasse à la main, et s’installe dans son siège. Puis, le jury de neuf personnes (cinq femmes, quatre hommes) traverse la salle pour s’installer dans son box. Assis entre ses deux avocats, Fabrice Tourre les regarde passer à côté de lui.
Mardi 30 juillet. Le procès pour fraude de l’ex-trader français de Goldman Sachs approche de son terme. Aujourd’hui, les avocats de l’accusation, la SEC (Securities & Exchange Commission, le gendarme de la Bourse américaine, ndlr), et la défense livreront aux jurés leur plaidoirie finale. Leur dernière chance pour les convaincre de l’innocence ou de la culpabilité du Français.
Matthew Martens, pour la SEC, ouvre la joute oratoire. “Vous pensiez que cela serait une affaire de mensonge, de traîtrise et de tromperie. Cela le fut”, lance-t-il d’entrée de jeu. Selon lui, « la fraude est simple ». Début 2007, le jeune trader a caché à ses clients qu’un grand fonds spéculatif, Paulson & Co., allait parier sur la dévalorisation d’un portefeuille d’obligations (Abacus 2007-AC 1) qu’il leur vendait. Derrière son pupitre, l’avocat accuse Fabrice Tourre d’avoir multiplié les “demi-vérités” lors de son audition la semaine dernière. Demi-vérités sur le rôle actif de Paulson dans la sélection des obligations contenues dans le portefeuille, alors qu’il avait intérêt à ce qu’elles s’effondrent. Demi-vérités sur la qualité de ces obligations. “M. Tourre a dit qu’il vendrait Abacus à la veuve et l’orphelin, grince-t-il, faisant référence à un e-mail de 2007 de Fabrice Tourre à sa compagne. Ca ne serait pas un problème si c’était un investissement sain. Or, il savait que c’était pourri, lance M. Martens. Il a dit des demi-vérités aux investisseurs. Les demi-vérités sont une fraude“. Surtout, la SEC lui reproche d’avoir induit en erreur ces mêmes investisseurs quant à l’intention de Paulson & Co de spéculer sur l’échec du placement. Au cœur de la démonstration méticuleuse de l’avocat: un e-mail envoyé par Laura Schwartz, présidente d’ACA, la société chargée officiellement de sélectionner les obligations du portefeuille, laissant entrevoir qu’elle pensait que Paulson allait investir à la hausse dans Abacus, alors que ce n’était pas le cas. “Fabrice Tourre n’a rien fait pour le corriger” alors qu’il “savait ce que Paulson voulait faire“, accuse Matthew Martens, face au jury. La transaction a rapporté un milliard de dollars au hedge fund, et Tourre a fait 1,7 million de dollars en 2007, rappelle-t-il. “C’était une fraude à un milliard de dollars pour assouvir l’avidité de Wall Street“, glisse l’avocat.
John Coffey, l’un des avocats de Fabrice Tourre, prend la parole à son tour sous les yeux de son client, assis à l’une des deux grandes tables qui traversent la cour. “Fabrice refuse de s’agenouiller devant une agence du gouvernement (la SEC), qui abuse de son pouvoir, dit-il. Il a fait son travail. Il était trader. Son travail consistait à mettre en relation des acheteurs et des vendeurs de protection. Il l’a bien fait“. A l’aide d’e-mails et d’extraits de contrats et de journaux, il tente de réfuter une par une les accusations de la SEC. Oui! Laura Schwartz était bien au courant des intentions de Paulson : un des responsables du hedge fund lui avait dit en 2007, et la presse s’en faisait l’écho depuis quelques temps déjà. « Elle savait, ils devaient le savoir“, clame-t-il. Si, Abacus était un “très bon portefeuille” et Fabrice Tourre, 28 ans à l’époque, a travaillé en équipe. “Il a tenu son équipe informée. Il n’a pas fait tout ça dans son coin“, assure-t-il, très en verve, en faisant les cent pas devant le jury. “Fabrice n’a jamais trompé personne“. “Aujourd’hui, il veut devenir enseignant. Il vous a dit la vérité, à vous de blanchir son nom“, demande-t-il aux jurés.
Les délibérations commencent mercredi. Elles peuvent prendre quelques heures, comme plusieurs jours. Seul accusé dans cette affaire à la suite du retrait des charges contre Goldman Sachs, M. Tourre risque une amende importante.
Photo: Olivier Douliery/ABACAUSA.COM