Quand la vidéo insoutenable de la mort de George Floyd a fait surface sur les réseaux sociaux, mardi 26 mai, l’auteure de livres pour enfants Alice Endamne, Française née de parents gabonais et mariée à un Afro-Américain, s’est dit: “ça recommence“. Installée en Californie depuis 22 ans, où elle est venue faire de la recherche sur les discriminations raciales et sexistes, elle vit depuis longtemps le racisme “institutionnalisé” qui sévit aux États-Unis, en particulier dans les forces de police. La mort de George Floyd ? “Cela va se répéter tant que les mentalités ne changeront pas, affirme-t-elle. Mon mari est scientifique en physique nucléaire. Quand il va à pied au magasin, j’ai toujours peur pour lui !“.
La promesse Obama
Ce sentiment, elle n’est pas la seule à l’avoir parmi les Français.e.s et francophones noir.e.s aux États-Unis. Chez elle, au nord d’Atlanta, Chrystelle Kimoto a eu une conversation avec sa fille de 12 ans-et-demi après la publication de la vidéo montrant l’officier de police blanc agenouillé sur le cou de George Floyd. “Elle m’a demandé: maman, ça peut nous arriver ? Je lui ai répondu que oui, malheureusement“. Arrivée il y a neuf ans, Chrystelle Kimoto a été séduite par la promesse de la présidence Obama. Etouffée par le racisme ordinaire en France, elle s’est installée avec son mari et ses enfants aux Etats-Unis après avoir gagné la loterie de la carte verte.
En 2012, le racisme la rattrape. Trayvon Martin, un garçon noir de 17 ans, est abattu par un vigile volontaire en Floride sans conséquences judiciaires. Un matin, son fils est revenu du jogging avec un “sweat à capuche” évoquant l’apparence de Trayvon Martin le jour de sa mort. “Je lui ai dit qu’il ne pouvait pas faire ça. Ces morts sont tellement récurrentes. C’est compliqué pour les parents. On tue l’innocence et l’insouciance des enfants“, dit-elle. Son garçon atteindra l’âge légal pour conduire (16 ans) fin octobre, mais elle craint de le voir prendre le volant et de risquer d’être interpellé par la police.
“J’ai vécu du racisme, mais cela ne sera jamais le même que celui qu’ils vivent”
En tant que Française noire aux Etats-Unis, Chrystelle Kimoto se sent parfois prise au milieu de dynamiques difficiles à concilier. Aux yeux des Blancs, nombreux dans la communauté française et dans son quartier, elle est noire. Mais cela ne veut pas dire qu’elle s’identifie aux défis de la communauté afro-américaine. Immigrée, elle dit voir les États-Unis comme une terre d’opportunité, là où les Afro-Américains souffrent encore de nombreux maux socio-économiques hérités de l’esclavage, malgré les progrès des années 1960. “Les relations avec les Noirs américains peuvent parfois être complexes car, descendants d’esclaves, certains ont l’impression que les Noirs européens ou d’Afrique ne vivent pas la même chose qu’eux et ne comprennent pas. Je suis noire, française et j’ai vécu du racisme, mais cela ne sera jamais le même que celui qu’ils vivent, explique-t-elle. Pour ma part, j’ai le privilège de susciter la curiosité. Certes, je suis noire mais quand j’ouvre la bouche, on entend mon accent français et on me demande d’où je viens alors qu’une personne noire américaine subit plus de préjugés”.
Lorsqu’on lui parle au téléphone, dimanche soir, Claude Grunitzky met la dernière main à un article, destiné au site qu’il a créé, True Africa. C’est un article sur l’indignation et la crise nationale qui a saisi le pays depuis la mort de George Floyd. Mais c’est surtout un article sur son expérience personnelle, celle d’un Noir qui vit aux Etats-Unis mais n’y est pas né et n’y a pas grandi. Né au Togo, ayant grandi en France où il a étudié à Sciences Po, le journaliste-entrepreneur est arrivé aux Etats-Unis il y a 22 ans et y a connu le succès, créant le magazine Trace puis le groupe de media éponyme, vendu depuis.
“Quand j’ai quitté la France pour Londres puis New York, c’était notamment parce que je quittais un pays où je n’avais jamais vu un Noir arriver au sommet alors qu’aux Etats-Unis il y avait des Bill Cosby, des Oprah Winfrey, et surtout tout le mouvement hip-hop”. Cette idée de l’Amérique comme terre d’opportunité n’a pas disparu dit-il: “j’ai clairement profité de ces opportunités”, mais elle cohabite avec “un racisme institutionnalisé qui n’est pas de la même nature que celui qu’on peut connaître en France”.
“Je me souviens, dit-il, d’un diner à Paris avec Opal Tometi, l’une des co-fondatrices du mouvement Black Lives Matter il y a quelques années. Ce fut une discussion très compliquée: en gros, elle m’expliquait que je ne pouvais pas comprendre l’expérience afro-américaine totalement car je n’avais pas vécu l’oppression en grandissant ici”. Offensé à l’époque d’être ainsi exclu de l’expérience afro-américaine, il dit repenser ces jours-ci à cette conversation et se dire “qu’elle avait raison: je ne saurai jamais ce que cela signifie de grandir Noir aux Etats-Unis”. S’il a “bien sûr” connu des incidents “clairement motivés par le racisme”, il a été, pense-t-il, beaucoup moins victime du racisme ordinaire que ses amis américains. “Quand je suis arrivé, j’étais identifié comme français avant d’être vu comme noir, mon histoire personnelle transculturelle et cosmopolite m’a clairement donné plus d’opportunités que des gens nés ici et prisonniers du sytème”.
Trump et l’espoir disparu
En 2008, Claude Grunitzky a vécu l’élection de Barack Obama, comme l’avènement d’une ère nouvelle. L’espoir est tel que l’évènement le convainc de prendre alors la nationalité américaine. “Et il y a vraiment eu un état de grâce, dont j’ai profité moi-même. Mais l’injustice économique est plus grande que jamais et c’est qui alimente la colère d’aujourd’hui”. Surtout, dit-il, la différence est que Donald Trump a remplacé Barack Obama à la Maison Blanche. En 2014, lors des manifestations de Ferguson, après la mort de Michael Brown, adolescent noir tué par un policier blanc, il y avait une volonté de dialogue au sommet de l’Etat. “Aujourd’hui, avec Trump et le discours qu’il tient depuis le début, dit Claude Grunitzky, il n’y a aucun volonté de compromis, au contraire. C’est ce qui explique que les émeutes se sont répandues très vite dans tout le pays, alors qu’en 2014 elles avaient limitées à quelques villes”. Le fruit, dit le journaliste, des provocations de Donald Trump, mais aussi de “l’injustice du contrat social, qu’on a dans la crise de la Covid-19, jusque dans les statistiques comme à la Nouvelle Orléans: 30% de la population y est noire, mais les Noirs représentent 70% des morts!”
BNA, une musicienne et mannequin vivant à Brooklyn, est arrivée à New York l’an dernier. Victime de racisme en France, la Franco-Congolaise a eu des différends avec un officier de police blanc aux États-Unis. Mais elle ressent aussi un fossé avec ce que vivent les Afro-Américains dans son entourage. “En tant que Française noire, j’étais hostile à la manière dont ils répondaient aux agressions. Puis, quand j’ai compris leur histoire, j’ai pu mesurer le traumatisme lié à l’héritage de l’esclavage, la prison, les problèmes familiaux, énumère-t-elle. Ils ont vécu des choses que nous n’avons pas vécues. En tant que Français, on a des privilèges”.
Même si elle a subi le racisme de la police à New York, BNA s’estime plus heureuse aux États-Unis qu’en France, où elle se sentait “rabaissée”. Puisant dans son parcours multiculturel, l’artiste vient de sortir un single, Konnichiwa, sur la tolérance et travaille sur un morceau, “Congo”, sur l’instabilité politique dans le pays africain, son autre patrie. “Aux Etats-Unis, les racistes diront ouvertement qu’ils le sont. En France, c’est plus hypocrite”.
Alexis Buisson et Emmanuel Saint-Martin