Les journée de Romain Pirracchio, qui dirige le service d’anesthésie-réanimation au Zuckerberg Hospital de San Francisco, se suivent mais ne se ressemblent pas: aujourd’hui, c’est une succession de réunions, pour se préparer à un afflux massif de patients: “Hier, j’étais avec mes malades toute la journée, aujourd’hui, je me suis concentré sur notre stratégie pour favoriser le principe d’aplatissement de la courbe du Covid-19. Chaque jour, nous nous adaptons et revoyons nos priorités.”
Médecin, chef de service, enseignant et chercheur, installé depuis 2018 à San Francisco, Romain Pirracchio est un spécialiste des biostatistiques, qui permettent de créer des modèles en fonction de données sur certaines pathologies. “En épidémiologie infectieuse, nous avons des modèles qui sont dérivés d’observations rétrospectives de maladies, et qui nous permettent de prédire les pics de contamination. Ici, le défi est de réagir plus vite et de construire des modèles plus dynamiques, grâce à des techniques bien maîtrisées dans la Silicon Valley, comme l’intelligence artificielle et le machine learning. C’est la course contre la montre du moment, car nous avons besoin de beaucoup de données pour construire ces modèles, mais pour l’instant, elles ne sont pas encore disponibles et pas d’assez bonne qualité.”
A San Francisco, où le confinement est en place depuis le 16 mars, le pic de l’épidémie semble encore loin: “Selon les prédictions actuelles, il aura lieu la dernière semaine d’avril“, avance Romain Pirracchio. “Les mesures que la ville a prises tôt sont largement responsables de la dynamique beaucoup plus lente que l’on observe ici, avec un effet net sur l’aplatissement de la courbe. Nous constatons que nous avons peu de patients à San Francisco, mais ils sont en général plus gravement malades, sans toutefois que le nombre de morts soit élevé. ” Le médecin met toutefois en garde contre un triomphalisme prématuré, qui circule déjà dans les médias et pourrait faire penser que la région de San Francisco sera relativement épargnée: “Il faut être très prudent, car ces courbes peuvent devenir désastreuses si on relâche les mesures actuelles d’isolement. On ne pourra être sûr qu’a posteriori que le pic est passé. Nos actions d’aujourd’hui sont déterminantes pour les semaines qui viennent.”
Fort de dix années à la tête d’un service similaire à l’hôpital Georges-Pompidou à Paris, Romain Pirracchio n’en est pas à sa première gestion de crise. Il a notamment vécu les attentats de 2015, et sait que la préparation des structures hospitalières est fondamentale: “A San Francisco, nous avons les capacités d’accueil et de matériel nécessaires, en particulier les respirateurs. Si on compare avec New York, l’impact de l’épidémie est à l’opposé du spectre, et mes collègues doivent travailler dans des conditions extrêmement difficiles avec des capacités hospitalières mises à rude épreuve. Heureusement, la mise à disposition d’un bateau-hôpital permet d’augmenter le nombre de lits.” Quant à l’absence de politique fédérale pour imposer un confinement à tout le pays, elle est clairement à déplorer: “Sans faire de politique, il est facile de faire le parallèle avec le système de santé en France, où la capacité de réagir de manière concertée et rapide est à prendre en exemple.”
Romain Pirracchio salue aussi l’élan de solidarité dont il est témoin depuis le début de l’épidémie, aussi bien dans les biotechnologies que dans les entreprises tech traditionnelles, et les universités: “A UC Berkeley, des ingénieurs sont prêts à développer des procédures de stérilisation pour pouvoir réutiliser nos équipements d’intervention, notamment les masques. A UCSF, on compte sur les technologies portables comme les montres connectées pour suivre l’évolution de la maladie“, énumère le médecin. “Chacun veut mettre son temps et son savoir à disposition. Et de façon très pragmatique, cela commence par l’envoi de masques que les entreprises ou les particuliers avaient en stock chez eux.”
Quant à l’après-COVID, Romain Pirracchio préfère rester prudent, et s’attend à ce que le déconfinement prenne du temps: “Pour le moment, le confinement est imposé dans la Bay Area jusqu’au 4 mai. Si le pic se produit fin avril, il est scientifiquement très peu probable que le retour à la normale s’effectue début mai. Nous assisterons sans doute à un plateau du nombre de cas avant de voir une vraie décroissance, puis le déconfinement”, explique-t-il. “Notre rôle est de continuer à être le bon élève, ne pas relâcher les règles d’isolement pour espérer se sortir de cette situation le mieux possible.”