Son style rebelle ne l’a pas empêché de devenir un ponte de la musique classique. Dans son pays d’adoption, les Etats-Unis, Jean-Yves Thibaudet est considéré comme un virtuose, un touche-à-tout. Se démarquant une fois de plus par ses choix audacieux, il partagera avec le public “The Age of Anxiety” de Bernstein lors de prestations à Houston, du jeudi 29 au samedi 31 mars. “Ce n’est pas aussi connu que “West Side Story” (de Bernstein aussi), mais ce morceau est plus profond, plus important dans le répertoire du piano.”
Enivré par cette symphonie inspirée d’un poème de WH Auden, Jean-Yves Thibaudet raconte par le piano “une conversation entre quatre personnes qui boivent, et boivent, et parlent de la philosophie de la vie, du père”. “C’est une symphonie, car le piano devient le soliste, le narrateur”. Cette symphonie, qu’il veut absolument faire découvrir, sera jouée à plusieurs reprises cette année (au Carnegie Hall, notamment, le 11 avril), à l’occasion du centenaire de Bernstein.
Une popularité internationale
Le style Thibaudet, caractérisé par une virtuosité insolente, peut être déroutant. Le pianiste féru du répertoire romantique se laisse souvent embarquer dans des créations contemporaines (de compositeurs vivants), accompagne des barytons, jugeant “la voix humaine comme le plus parfait des instruments”, et joue des musiques de films (comme celle d'”Extremely Loud and Incredibly Close” composée par Alexandre Desplat).
“Le public est comme un enfant qu’on élève avec la nourriture : si on lui fait manger des coquillettes au jambon tous les jours, il ne va pas être curieux. Alors que s’il a goûté à plein de choses, le changement ne va pas le choquer”, s’amuse le musicien de 56 ans, qui a commencé le piano à 5 ans.
Depuis les années 80, l’élève d’Aldo Ciccolini a fait tourner les têtes des orchestres outre-Atlantique. Il a enregistré une cinquantaine de disques. “Un concours (les Young Concert Artists Auditions à New York) m’a ouvert la porte des Etats-Unis, et a fait décoller ma carrière. La récompense n’était pas qu’un prix et des financements, mais des dates de concerts.” Depuis, il est devenu une coqueluche chez l’oncle Sam. “Il y a un grand professionnalisme. La qualité du travail, des orchestres et des salles de concert est incroyable, surtout quand on sait qu’ici rien n’est subventionné par l’Etat”.
A Los Angeles, où il vit depuis 20 ans (après une dizaine d’années à New York), il se sent “comme un enfant du pays”, adopté par l’Orchestre philharmonique de Los Angeles (LA Phil) qui lui est “fidèle” et intronisé dans le “Hollywood Bowl Hall of Fame” – qui distingue des artistes pour leur contribution artistique “essentielle à la culture américaine“, comme Donna Summer.“La qualité de vie, son rythme différent où les gens sont moins agressifs, l’absence de bruit font que j’en suis tombé amoureux, clame Jean-Yves Thibaudet en parlant de LA. Avant, c’était un désert culturel excepté pour le cinéma. Aujourd’hui, elle n’a plus rien à envier aux autres grandes villes.”
Mais il n’a que peu de temps pour s’y ressourcer. “J’ai la bougeotte”, avoue celui qui a déjà enchaîner 17 concerts dans 17 villes différentes sur 21 jours ; et donne plus de 120 concerts chaque année à travers le monde. Mais pas seul. Ouvertement gay, il a raconté au site My Big Gay Ears en 2003 avoir souvent demandé une invitation pour son compagnon lors de ses concerts, quel que soit le lieu ou l’organisateur.
Addict à la scène
“C’est une espèce de drogue de jouer, d’être sur scène; ça fait partie de notre vie, de notre sang.” Alors qu’il a longtemps donné des concerts aux Etats-Unis surtout, il a décidé de partager son temps entre plusieurs continents, allant en Europe “qui fait partie de (son) héritage”, et en Asie, ce dernier étant fasciné par le développement de la musique classique en Chine, où elle est aussi populaire que la variété.
“Mais il faut aussi amener cette musique dans de nouveaux endroits, comme en Australie, que beaucoup de musiciens jugent trop loin”, plaide Jean-Yves Thibaudet, qui apprécie de jouer dans des coins comme Oklahoma City. “Ce public-là n’a pas le côté blasé que peuvent avoir les New-Yorkais qui voient défiler les plus grands artistes du monde.” Et qu’importe que les spectateurs applaudissent quand il ne faut pas : “on n’est pas à la messe”, insiste le pianiste.“Ce qui tue la musique classique, c’est cette rigueur. Les gens ont presque peur, ne savent pas comment se vêtir. Pour eux, c’est comme aller à l’église.”
Et il a également oeuvré contre le côté conservateur de la tenue. “C’était ridicule de se vêtir comme un pingouin. Je voulais montrer qu’on pouvait être élégant sans porter la queue-de-pie”, défend l’artiste, habillé par Vivianne Westwood depuis quelques années. Pour lui, “la tenue fait partie intégrante de la magie et de l’expérience du concert. Il faut donner quelque chose de différent, du charisme, pour que le public revienne nous voir.” Et à ce propos, Jean-Yves Thibaudet affiche une certitude : “aucune technologie ne remplacera jamais le concert live. C’est magnétique, ça donne la chair de poule.”