Alexandre Choueiri, qui vient d’être nommé Président et CEO de Kering Beauté Amériques, connaît le marché de la beauté de luxe et des parfums sur le bout des doigts. Avant de rejoindre le groupe créé par François Pinault, il a fait ses armes pendant 23 ans chez L’Oréal, travaillant successivement à Paris, Milan, Sydney, Londres et finalement New York, pour toutes les marques du groupe : Armani, Yves Saint Laurent, Ralph Lauren, Maison Margiela et Lancôme entre autres.
Dans le monde de la beauté, les parfums sont longtemps restés le parent pauvre aux États-Unis, derrière le maquillage et le soin – à la différence de l’Europe où il se taille la part du roi. « Historiquement, le parfum n’était pas dans le ‘toolkit’ de l’Américain, raconte Alexandre Choueiri, New-Yorkais depuis 12 ans. Puis, dans la deuxième moitié du XXe siècle, quelques marques américaines comme Estée Lauder, Revlon avec les parfums Charlie, ou Ralph Lauren ont commencé à s’aventurer dans les parfums, avec des fragrances assez distinctes des fragrances européennes : moins de normes, des concentrations plus fortes et des senteurs très ‘propres’ ou rassurantes ».
Aujourd’hui, les nouvelles générations d’Américains consomment beaucoup plus de parfum que leurs parents et grands-parents. « On a vu le nombre de parfums détenus par chaque consommateur augmenter sensiblement, avec un essor du “wardrobing” (collections personnelles de plusieurs parfums), des coffrets découverte ainsi que les parfums de maison et bougies parfumées. Le consommateur américain veut s’affirmer, se différencier par des senteurs uniques. » Dans ce contexte, le Covid aurait pu avoir un effet dévastateur. Mais au contraire, non seulement la baisse du marché a été moins importante que prévu en 2020, mais la consommation a explosé en 2021 et 2022, aux États-Unis encore plus qu’ailleurs dans le monde, et la croissance est restée soutenue en 2023. « Nos consommateurs américains se sont rendu compte que le parfum n’apporte pas que de la séduction, il apporte aussi du bien-être et du réconfort. »
« Le marché américain a beaucoup moins de similarités qu’on ne l’imagine avec d’autres marchés, analyse le dirigeant franco-libanais. Les modes de consommation sont différents, la culture business est différente ». Mais c’est aussi un marché immense et finalement assez homogène : « à l’exception de New York et de la Californie, le marché de la beauté aux États-Unis est beaucoup plus uniforme que l’Europe. Un produit qui marche bien dans un État marchera bien dans les 49 autres. » C’est ainsi qu’une marque étrangère lancée aux États-Unis peut connaître en un temps record un succès immédiat dans tout le pays : « Ces effets d’échelle immenses, qui décuplent les succès comme les échecs, expliquent beaucoup de choses sur la culture business américaine ».
Art de la nuance, management participatif : autant de concepts très européens qui s’expatrient mal aux États-Unis. De ce côté de l’Atlantique, on célèbre plutôt la concision et la clarté de management. « Les équipes américaines exigent de leurs patrons des décisions claires, sans hésitation ou marge d’interprétation, qu’elles pourront exécuter avec une énergie et une compétitivité exemplaires ».
Elles ont aussi la culture du renforcement positif : « on ne motive pas des équipes en analysant leurs erreurs ou leurs imperfections –on doit construire sur leurs forces, leur dire qu’on va gagner et pourquoi on va être les meilleurs ». Les patrons, appelés à donner moins de feedback négatifs, en reçoivent aussi moins : « Il faut pêcher le feedback pour savoir ce que les gens pensent, il ne vient pas spontanément. Il m’a parfois fallu challenger moi-même mon idée pour réussir à savoir ce qu’en pensaient vraiment les équipes ! C’est important de créer un environnement ou les gens sentent qu’ils peuvent s’exprimer en liberté et où le patron n’a pas toujours raison ».
Alexandre Choueiri n’a pas que les parfums et la beauté de luxe dans la vie : la veille de notre rendez-vous, il coorganisait une soirée de rencontres entre la communauté libanaise de New York et une nouvelle génération de politiciens libanais, laïcs et modernes, « un peu de sang nouveau dans ce système encore très féodal ».
Arrivé seul en France à 14 ans pour échapper à la guerre civile, Alexandre Choueiri ne garde pendant longtemps que des liens ténus avec sa patrie d’origine. Un peu par hasard, il participe en 2019 à une manifestation à Washington Square à New York contre la division sectaire et la corruption du régime libanais. « Pour la première fois, tous les Libanais, de toutes les religions, femmes voilées comme non voilées, étaient unis pour protester contre la corruption ». Se sentant à nouveau fier d’être libanais, il assiste impuissant à l’explosion du port de Beyrouth en 2020 et décide de s’impliquer, avec ses deux enfants. « Aux États-Unis, on apprend à être optimiste, à croire en sa bonne étoile, à oser. Je lance un appel de levée de fonds pour sauver des maisons anciennes de Beyrouth, et nous récoltons de quoi réparer quatre maisons en trois mois ! ».
À New York, Alexandre Choueiri n’a pas juste redécouvert sa patrie d’origine, il a aussi cultivé sa passion pour le chant, le dimanche matin. Il a été adopté par une chorale originaire d’Afrique de l’Ouest dans une église de Harlem. Pour des mélodies plus franchouillardes, les participants aux festivités du 14 juillet à Central Park pourront l’entendre au saxophone avec les Cadets Lafayette. Last but not least, lui qui, de son propre aveu, « ne savait pas donner un coup de pied correctement », a obtenu sa ceinture noire de karaté et vient de se mettre au Jiu Jitsu brésilien…. « C’est l’art d’être toujours un débutant, conclut-il, chacun s’invente son propre New York ! ».