Samedi 11 septembre, Bruno Dellinger sera à New York avec ses deux enfants âgés de 16 et 18 ans pour commémorer le vingtième anniversaire des attentats contre le World Trade Center. En 2001, il travaillait au 47ème étage de la tour nº1 quand, avec ses trois employés, il a senti le choc indescriptible du Boeing d’American Airlines venu s’encastrer dans les étages supérieurs. Bruno Dellinger a survécu au chaos et surmonté le traumatisme. Il partage avec French Morning son regard sur ces évènements qui ont bouleversé le monde.
Que représente pour vous ce 20ème anniversaire ?
Deux décennies, c’est une étape. Je ressens ce que je ressens chaque année à cette date : beaucoup de tristesse, du recueillement et le souvenir de toutes ces horreurs. Au fond, ce qui se détache 20 ans plus tard, ce sont toutes les valeurs qui nous ont portés ce jour-là et les suivants. Le patriotisme, le désir d’être à la hauteur, le sens du devoir, le courage, la solidarité, la générosité, l’unité. Ce serait faire trop d’honneur à ces terroristes que d’être obsédé par leur geste de cette journée-là. Un geste encore incompréhensible pour moi. Mais je préfère exalter ce qui nous a portés plutôt que ce qui a failli nous tuer et qui a tué certains.
Quelle image ou quel sentiment gardez-vous du 11 septembre 2001 ?
Tout d’abord la beauté de cette journée. Tout ceux qui l’ont vécue à New York se rappellent de cette journée exceptionnelle. C’était l’essence même de tout ce que j’aimais dans le World Trade Center : contrairement à d’autres endroits de Manhattan où tout est bruyant et animé, nous, nous vivions dans le ciel. Un jour au-dessus des nuages, un autre en-dessous. Nous étions en permanence dans le ciel et c’était un endroit de paix et de silence. Donc dans ce cadre, quand la violence se déchaîne si soudainement – la violence s’est écrasée sur la façade où se trouvaient mes bureaux – elle laisse des impressions terrifiantes. Et quand je suis sorti après avoir descendu 47 étages à pied, j’ai vu s’effondrer la tour nº2 dont j’étais distant de quelques dizaines de mètres seulement. J’ai vu se transformer les éléments. Et puis il y a eu cette sensation qu’à la fin de la journée, j’étais mort. Les éléments étaient tellement graves et déchaînés que mon cerveau n’arrivait plus à digérer l’information, il réagissait comme convaincu que mon corps était mort. J’avais un fusible explosé dans la tête. L’impression de devenir complètement fou. Et je n’évoque même pas la misère de toutes ces victimes piégées dans les étages supérieurs qui n’ont pas pu descendre et qui n’avaient qu’une seule issue : sauter. L’image aussi des pompiers, de leur sens du devoir… Il y a tellement d’images de cette journée ! Je ne peux pas en isoler qu’une.
Sentez-vous le besoin, pour cet anniversaire, de vous retrouver avec des personnes qui ont vécu la même chose que vous ?
Cette journée du 11 septembre, nous avons vécu des choses tellement démesurées que plus rien n’avait de sens. La température sur le site; ce bruit gigantesque; le son qui soudainement ne passait plus après l’effondrement des tours tant l’air était épais. Il faisait plus noir que la nuit, en pleine journée d’une beauté incroyable. Ce sont des évènements titanesques dont on ne peut comprendre l’amplitude que lorsqu’on a été sur place. Donc pour ma part, je revois mes anciens employés, des amis qui ont vécu cette journée. Il y a une compréhension et une fraternité qui nous rapprochent car nous savons que personne d’autre ne peut comprendre ce que nous avons vécu. Il y a cette démesure qui dépasse l’entendement. Un seul exemple : pour plusieurs centaines de victimes, on n’a retrouvé aucune trace d’ADN. Volatilisées, pulvérisées, vaporisées. C’est un résumé macabre de la violence qui s’est déchaînée cette journée-là.
20 ans après, ressentez-vous encore une soif de justice ?
Après le 11 septembre, j’étais animé par beaucoup de haine mais je n’en ai plus. J’ai beaucoup de mépris, je ne pardonne pas, mais je n’ai plus de haine. J’ai appris à gérer la barbarie que j’ai vécue ce jour-là. La meilleure réponse est de construire quelque chose d’antinomique à cette culture de la haine. Il ne faut pas tomber dans le piège, à titre individuel en tout cas.
Avez-vous été aidé, par un psychologue par exemple ?
Je me suis fait aider au début par des psychologues volontaires. Quelques sessions. Ça m’a beaucoup aidé. Puis j’ai arrêté car je n’en éprouvais plus le besoin. J’avais besoin de temps. J’ai ensuite écrit un livre (World Trade Center, 47e étage, publié en septembre 2002 chez Robert Laffont). Ce livre m’a sauvé la vie, j’ai expurgé de moi-même des horreurs. A tel point que, pendant les deux mois d’écriture, mon visage avait triplé de volume. C’est parti le jour où j’ai envoyé le manuscrit final. J’avais somatisé affreusement mais ça m’a libéré de toutes ces horreurs que j’ai sorties de la grande boîte que j’avais créée pour les y abriter. Puis il y a eu l’arrivée de mes enfants qui m’a permis de me tourner vers l’amour plutôt que vers la rumination d’une haine qui ne mène nulle part. Le sourire d’un enfant suffit pour me régénérer. Je ne me présente pas comme une victime, je déteste ça. Je ne souhaite pas me complaire dans une souffrance qui a été réelle. J’ai trouvé des moyens pour m’en sortir et m’en réjouis.
Vous disiez être rassuré de voir les Américains en Afghanistan. Qu’avez-vous pensé en les voyant repartir du pays après 20 ans de conflit ?
J’ai été profondément choqué. Je comprends très bien pourquoi on veut quitter l’Afghanistan. Vingt ans plus tard, si un pays n’est pas capable de prendre son destin en main, on ne peut rien faire pour lui. En revanche, je n’arrive pas à comprendre que cela se passe dans des conditions comme celles-ci.
Ça vous inquiète pour l’avenir ? Craignez-vous un nouvel attentat de cette ampleur ?
Oui, il y en aura certainement d’autres. Je ne suis pas géopolitologue mais je pense que le moindre signe de faiblesse conduira à une barbarie identique.
Attendez-vous quelque chose de la déclassification des documents du 11 septembre que vient d’ordonner le président américain Joe Biden ?
Non. Les explications de l’administration américaine de l’époque avaient été relativement claires : nous étions au courant d’un certain nombre de choses mais nous n’avons pas su recoller les pièces du puzzle. Ça montrait une défaillance d’un certain nombre de services et un manque de communication entre les services. Cette explication me semble plausible. Est-ce qu’on apprendra beaucoup de choses ? Je ne le pense pas. Et si on nous cachait quelque chose, ça m’étonnerait qu’on nous le révèle aussi tôt.
Que ferez-vous samedi, le 11 septembre ?
Je serai à New York avec mes enfants. Ils sont grands maintenant donc je pense qu’ils peuvent appréhender cette journée qui est pesante et triste. Les rescapés ne sont pas invités à la cérémonie, nous ne sommes pas considérés comme des victimes et c’est normal. On nous considère comme des chanceux…
Et que direz-vous à vos enfants, eux qui sont nés après le 11 septembre 2001 ?
Cette journée-là, j’ai vu le pire et le meilleur. C’est le meilleur que je veux leur transmettre. C’est aussi binaire que ça. Pour moi, il ne s’agit pas de géopolitique mais du meurtre de près de 3000 êtres humains innocents. Il y a le bien et le mal. Et je voudrais que mes enfants se tournent vers le bien. Qu’ils ne soient jamais tentés par les dérives extrémistes. Quand je parle de cette journée 20 ans plus tard, parfois dans les écoles, c’est ça que je mets en avant : les ressources que nous avons en nous pour faire du bien. Qui aurait pu imaginer que, 15 jours après les attentats, j’aurais eu la force de redémarrer quelque chose que j’avais mis des années à construire et que j’avais perdu en quelques instants. Jamais j’aurais pu imaginer que j’étais capable de ça. J’ai vu tellement de laideur et j’étais tellement habitué à la beauté dans cette tour que j’ai une appétence pour la beauté qui ne s’est jamais démentie. Elle s’est même renforcée.
Comment se manifeste cette appétence ?
Je travaille en ce moment, en France, sur un projet extraordinaire de création d’un parcours de sculptures monumentales en plein air. Une collaboration entre des artistes et la nature qui existe un peu partout dans le monde mais assez peu en Europe. Ce sont des projets comme celui-là qui comblent un désir très fort d’apporter au monde de la beauté. J’ai découvert en moi des ressources inimaginables et c’est ça que je veux transmettre : vous avez des ressources en vous pour faire des choses merveilleuses et incroyables, utilisez-les !