Au détour du récent documentaire de Guy Lagache « Un président, l’Europe et la guerre », diffusé sur France 2 le 30 juin, on aperçoit un livre posé sur le bureau d’Emmanuel Macron. Le capitalisme contre les inégalités, le dernier ouvrage de Yann Coatanlem, Français de New York, figure bien connue de la communauté française locale, ancien directeur de l’analyse économique de Citigroup. Et surtout, depuis la sortie de son ouvrage en avril (co-écrit avec l’Espagnol Antonio de Lecea), un des économistes français en vue, écouté par ceux qui croient à un capitalisme réformable, plus juste et social. Et cherchent les solutions…
Emmanuel Macron n’est pas le seul lecteur de l’ouvrage. Il a été loué depuis sa sortie par nombre d’économistes de renom, d’Olivier Blanchard à Philippe Aghion. De son côté, Thomas Piketty, le très engagé auteur de Le Capital au XXIème siècle, référence de la dénonciation des inégalités, a entamé un échange par email avec Yann Coatanlem, discutant et contestant plusieurs de ses arguments. Ce n’est ni un hasard, ni pour déplaire à Yann Coatanlem : « la genèse du livre, c’est notre envie de répondre à Thomas Piketty, explique-t-il. Non pas son constat sur les inégalités -que nous partageons largement- mais ce qu’il préconise, c’est-à-dire taxer plus. Notre thèse c’est que taxer plus ne résoudra pas les inégalités, mais qu’il y a bien un moyen de réorienter le capitalisme pour lutter contre inégalités. »
Mais l’ouvrage qui en résulte va au-delà d’un pamphlet anti-Piketty. Il est bien plus sérieux, mêlant, en 500 pages, à la fois un traité d’histoire des inégalités et un mode d’emploi politique pour une croissance plus inclusive. Une double préoccupation dont la genèse est sans doute à chercher du côté du parcours des deux auteurs. Économistes, ils sont aussi « praticiens » : Yann Coatanlem comme ex-banquier, devenu fondateur de startup; son co-auteur Antonio de Lecea, fonctionnaire de la Commission européenne, ancien conseiller notamment de Romano Prodi. Et ils en tirent la conviction que l’objectif de justice sociale et celui d’efficacité économique sont non seulement réconciliables, mais se renforcent l’un l’autre. « Notre objectif finalement, résume l’auteur, c’est de réconcilier libéraux et progressistes. »
Fondamentalement, Le capitalisme contre les inégalités est donc un travail de synthèse, adepte du « en même temps ». Un souci de l’équilibre qui, pour certains critiques – Piketty en est à coup sûr-, confine à un dangereux équilibrisme. S’ils reconnaissent les inégalités produites par le système capitaliste, les auteurs s’empressent aussi de souligner une vérité bien établie, mais souvent rendue inaudible, à savoir qu’ « on vit considérablement mieux aujourd’hui en France qu’en 1975, et le pouvoir d’achat est moins inégalitaire ». Entre la fin des Trente Glorieuses et 2016, l’INSEE montre que le niveau de vie médian après redistribution a augmenté de 56% en euros constants. Ce souci d’équilibre a sans doute l’inconvénient de moins frapper les imaginations que les incantations pré-révolutionnaires d’autres, mais il présente l’avantage d’offrir des solutions réalistes, fondées sur un diagnostique mesuré. Face à une logique qui consiste à vouloir « prendre aux riches » pour ainsi espérer faire baisser « mécaniquement » les inégalités, les auteurs du Capitalisme contre les inégalités insistent, eux, sur « l’équité dans toutes ses dimensions (éducation, mobilité, rentes, externalités, discriminations, sécurité, climat, corruption, fraudes…) ».
Plus qu’aux inégalités de revenus -qu’ils ne délaissent pas pour autant, en défendant par exemple l’idée de revenu universel-, c’est à ce qu’ils appellent les « inégalités d’accès » qu’ils veulent s’attaquer en priorité. C’est la bonne vieille égalité des chances, où l’on constate que la France, qui s’en tire plutôt mieux que les autres en terme d’égalité de revenu (grâce notamment à une puissante redistribution fiscale), a des résultats catastrophiques lorsqu’on regarde ces « inégalités d’accès ». L’éducation par exemple : comment expliquer qu’un système qui parle d’égalité des chances à toutes les sauces a vu « en trente ans (…) le niveau de calcul des élèves de CM2 [baisser] de 30% »; ou encore qu’en 2015 un tiers des hommes cadres sont fils de cadres, contre un quart de 1977 à 2015, montrant que la reproduction des élites est plus marquée aujourd’hui, et la mobilité sociale est en France une exception culturelle dont on se passerait volontiers : « En France il faut en moyenne six générations pour qu’un enfant des familles en bas de l’échelle des revenus atteigne le revenu moyen. Seule la Hongrie fait pire… »
Que faire alors ? La liste des préconisations est longue, à la hauteur de l’ambition -réformer le capitalisme. Pour ces adeptes d’une pensée complexe, les causes des inégalités étant multiples, elles appellent des réponses multidimensionnelles, transversales, alliant des réformes globales, systémiques, et des réponses individualisées. En matière d’éducation par exemple, ils soulignent que l’argent dépensé n’est pas la seule clé du succès, quand l’on sait que la France ou les États-Unis sont parmi les nations qui dépensent le plus par élève pour des résultats plus que décevants en matières d’égalité. « La véritable égalité des chances ne provient pas d’une dépense scolaire identique mais d’un travail de remise à niveau le plus individualisé possible » disent-ils, mettant l’accent sur les expériences de soutien scolaire individuel systématique dès la toute petite enfance, qui ont montré leur succès dans plusieurs pays.
La réflexion va de l’attendu au plus suprenant, comme l’application du concept d’inégalités aux entreprises elle-même. Il faut disent-ils, rétablir « l’égalité des chances entre les entreprises », c’est-à-dire agir en amont pour empêcher la constitution de monopoles de fait par exemple ou de rentes de situation. Cela sera, affirment-ils « plus efficace et socialement moins coûteux que de devoir les corriger en aval par des politiques redistributives ». La solution qu’ils préconisent ici est ancienne : revitaliser l’antitrust, notamment contre les géants de la tech. En clair, plutôt que d’être obnubilés par les insolents revenus affichés par les milliardaires d’internet -et essayer en vain de leur reprendre-, regardons plutôt si ces fortunes causent un désavantage à autrui. Dans le cas des géants du Net, la réponse est, disent-ils, largement oui. L’État doit donc agir. On est loin de l’ultra-libéralisme que beaucoup de leurs adversaires attendraient sans doute avant d’avoir lu le livre, mais brouiller les pistes n’est pas le moindre des mérites de nos deux auteurs.
Le capitalisme contre les inégalités, Yann Coatanlem et Antonio de Lecea, PUF.