La galerie Philippe Labaune expose, jusqu’au samedi 8 mars à New York, un ensemble d’œuvres emblématiques de l’immense Will Eisner (1917-2005). Ce dessinateur américain a marqué l’histoire de la bande dessinée en formalisant le genre du roman graphique, particulièrement avec son livre A Contract with God, paru en 1978. Philippe Labaune, dorénavant franco-américain, confirme, avec cette exposition, sa double culture en matière de comics et s’installe un peu plus encore dans le paysage de l’art américain. Organiser cette exposition n’a pourtant pas été simple.
« Exposer Eisner a toujours été mon projet, rappelle-t-il. ‘A Contract with God’ est un livre que j’ai depuis très longtemps. C’est un artiste que j’apprécie beaucoup. Mais ça a été difficile. Les ayants droits me proposaient une sélection de planches disparates, pas assez représentatives, à mon goût, de l’œuvre de l’artiste. Et surtout, je voulais une histoire complète de ‘A Contract’… »
La série complète présentée, The Super, permet de comprendre les innovations de Eisner. Tout d’abord, le livre rompt avec ses précédents opus par son sujet qui prend racine dans la vie de l’auteur. « Dans ce livre, j’ai tenté de créer un récit qui aborde des thèmes intimes » dit-il dans la préface. Il affirme la valeur autobiographique de cette histoire très sombre qui raconte la vie d’une sorte de misanthrope antisémite, super (abréviation de superintendent, c’est-à-dire gardien) d’un immeuble du Bronx. Eisner explique avoir déambulé dans le Lower East Side des années 1970 pour puiser l’inspiration dans un quartier d’immigration à la dureté comparable à celle de Brooklyn où il a passé son enfance. Dans ses dessins, il éblouit par son sens de la représentation architecturale en multipliant les plongées, contreplongées et par sa capacité à saisir les détails, parfois sordides, des lieux et des âmes.
La composition elle aussi est innovante, elle casse les codes du « gauffrier » habituel des planches de bande dessinée. Les images se développent à l’envi, hors cadres, parfois en pleine page. Eisner utilise des éléments de l’image elle-même pour insérer d’autre visuels dans une mise en abîme qui tient parfois lieu d’une métaphore psychédélique. Le dessinateur explique : « Le texte et les bulles sont imbriqués dans les planches. Je considère tous ces éléments comme les fils d’un même tissu et je les exploite comme un langage à part entière. » Ce langage pose les fondements de ce qui va s’appeler le roman graphique et va connaître une très grande fortune artistique dans le monde.
Pourtant, le très modeste Will Eisner ne se considère que passeur puisqu’il revendique sa filiation avec Lynd Ward, illustrateur américain, spécialiste en gravure sur bois, qui a importé aux États-Unis la mode allemande des wordless novels. Il a publié notamment, en 1939, God’s Man dont le scénario faustien trouve des similitudes certaines avec A Contract with God.
Il est ainsi le précurseur des dessinateurs de romans graphiques. Eisner confirme : « Je considère mes contributions dans ce domaine comme des tentatives d’expansion ou d’extension des propositions originales de Ward. » Si cet héritage est assumé par le géant de la bande dessinée américaine, l’observation des planches originales de l’exposition prouve avec quel talent il a conçu un langage graphique qui lui est propre.
L’exposition Will Eisner nous apprend donc beaucoup sur l’histoire de la bande dessinée américaine. Il faut rendre à Philippe Labaune le mérite d’éduquer notre regard en la matière. Comme il l’énonce : « Le concept d’une galerie exposant des originaux de bande dessinée était, auparavant, quasi inexistant à New York. » Seuls des négociants en art y faisaient vivre le marché. La galerie propose donc, depuis quatre ans, un espace aux amateurs et aux collectionneurs.
On y croise des membres de la centenaire Society of Illustrators – qui a adoubé Philippe récemment -, des étudiants viscéralement passionnés de la School of Visual Arts et du Pratt Institute et bien sûr, des collectionneurs, à propos desquels le galeriste affirme : « Il y a deux types de collectionneurs : les obsessionnels qui veulent du Kirby ou un autre, qui cherche l’artiste, et il y a ceux qui discutent devant les dessins, qui plongent dans le détail d’une perspective, d’un décor, d’une typo. » En somme, les vernissages sont le terrain d’enthousiastes interactions entre connaisseurs. Invariablement, Philippe Labaune entraîne les nouveaux arrivants vers les oeuvres et entame, avec force gestes, un dialogue sur quelque incroyable dessin, matière, couleur, composition. Un Américain !
« Will Eisner », Galerie Philippe Labaune, 534 West 24th Street, New York. Jusqu’au samedi 8 mars.