L’ICP présente, au travers de « Society of the Spectacle », le travail du photographe américain Weegee (1899 – 1968). Après Paris et Madrid, l’exposition s’installe dans le Lower East Side de Manhattan jusqu’au lundi 5 mai. Weegee, autodidacte new-yorkais, précurseur de la photographie de fait divers, a passé les dix premières années de sa carrière, entre 1935 et 1945, à traquer la tragédie. Crimes, incendies, accidents, arrestations, le photographe indépendant a mis en place une ingénieuse mécanique pour saisir le sensationnel. Il obtient, dès 1938, l’autorisation de connecter la radio de sa voiture à celle du quartier général de la police de Manhattan, ce qui lui permet d’arriver très rapidement, parfois même avant la police, sur les scènes de crime ou d’accident. C’est ainsi qu’il prend les clichés qui vont le rendre célèbre.
La nuit, l’intensité dramatique et la tension suscitée par la violence des faits offrent au photographe des sujets parfaits. Weegee ajoute aux circonstances un talent du cadrage et un sens de l’instant saisissants, à l’exemple de ce cliché figurant deux jeunes blessés dans leur voiture accidentée, l’un soutenant l’autre, dont le visage est ensanglanté. En attendant les secours, le blessé, les yeux fermés, aspire le mégot d’une cigarette que son ami lui présente. Les photographies de Weegee se succèdent, elles capturent toutes le « moment » de manière incroyable. Le spectateur se questionne, Weegee arrange-t-il les scènes de crime ? Difficile d’évaluer son degré d’intervention. Clément Chéroux, le commissaire français de l’exposition, actuel directeur de la Fondation Henri Cartier-Bresson à Paris, nous donne des indices : « Weegee était lui-même un personnage assez facétieux qui n’avait pas de difficulté avec les arrangements avec le réel ».
La manipulation des images donne d’ailleurs matière à un autre champ d’exploration de l’artiste, plus tardif : les portraits distordus. Suivant avec beaucoup d’intelligence les attentes du temps, Weegee, devenu aussi photographe d’un Hollywood en plein épanouissement, développe des portraits photographiques de célébrités, déformés lors du tirage. Ces caricatures vont inonder la presse illustrée alors en plein essor. On découvre ici une facette plus opportuniste et mondaine du personnage Weegee.
Avec un espace dédié au spectateur, l’exposition souligne, avec beaucoup d’intérêt, l’intelligence avec laquelle Weegee comprend la société qui l’entoure. Et fait mentir le photographe, que l’on devine un peu roublard, quand il se dit lui-même plus faiseur que penseur. Clément Chéroux explique : « il a compris la société américaine du spectacle dès les années 30 et 40 ». Il a saisi l’importance du spectateur. Les visiteurs sont, encore aujourd’hui, les voyeurs de ses clichés, qu’ils soient dramatiques ou hollywoodiens. Pour souligner « cette conscience du processus de voyeurisme », la scénographie de l’exposition regroupe un petit ensemble de photographies dont le spectateur est devenu le sujet. Weegee ne saisit plus l’incident, mais ceux qui le regardent.
Cet ensemble de clichés témoigne de l’intérêt du photographe pour les émotions. Ici, les images sont imprégnées de tragédie. L’expressivité des figures, qui semble prendre ses racines dans les chagrins de l’imagerie chrétienne du XVe siècle, interroge sur la pulsion scopique qui a poussé Weegee à devenir le photographe du drame et de l’affliction. Elle interroge aussi sur ce qui nous pousse aujourd’hui à voir cette exposition, mus peut-être par une curiosité irrépressible. Outre la réponse à nos pulsions voyeuristes, les étonnantes et, il faut l’avouer, magnifiques images de Weegee offrent une lecture historique d’un New York du début du XXe siècle.
« Weegee Society of the Spectacle », International Center of Photography, 84 Ludlow Street. Jusqu’au lundi 5 mai.