Importer du vin français aux Etats-Unis n’a rien de révolutionnaire, l’hexagone a été en 2019 le premier fournisseur de vin en valeur de l’oncle Sam et le deuxième en volume. Mais que l’importateur le vende aux consommateurs le devient, en cela que la pratique déroge à la règle des “trois tiers” (Three-Tier System). Héritées de la Prohibition, ces lois imposent une séparation supposément hermétique entre producteurs (ou importateurs pour les vins et spiritueux étrangers), distributeurs et détaillants. Aussi désuet parait-il, ce système persiste.
Or, “tous les yeux sont rivés vers la vente directe au consommateur dans le milieu du vin”, et d’autant plus depuis la pandémie de Covid-19, affirme Albert Dahan, importateur à New York.
L’exception californienne
Sur la Côte ouest, ce mirage devient réalité. Depuis quelques années, de plus en plus d’importateurs français y font de la vente en ligne directe, comme Xavier Simon qui propose des vins régionaux aux consommateurs californiens depuis quelques mois avec Simon Wine Selection. “La Californie est l’un des rares Etats à permettre à la même personne physique de posséder les trois licences (importateur, distributeur et détaillant). La seule subtilité est que la vente est uniquement en ligne, nous n’avons pas l’autorisation d’ouvrir un magasin”, explique Xavier Simon.
Au sein de chaque Etat, le Alcoholic Beverage Control a la liberté d’appliquer des flexibilités au système des trois tiers, explique Manilay Saito, experte pour Business France. “En permettant de cumuler les licences, la Californie permet d’avoir des prix plus compétitifs en termes de vins”, confirme-t-elle. D’autres Etats considérés également comme des “open states” offrent aussi des législations souples. A Washington DC, un détaillant peut ainsi importer par lui-même. A l’inverse, la Pennsylvanie a le monopole de la distribution et de la vente au détail dans des magasins d’Etat. “Aux Etats-Unis, on recense 17 Etats où les vins ne sont pas vendus librement”, précise l’experte.
Dans ce paysage éclectique, la Californie apparaît comme “le “far west” pour la distribution et la commercialisation du vin”, appuie Grégory Castells, à la tête de Martine’s Wines (spécialisé dans les vins français) depuis 2012. Des particularités selon les Etats que l’importateur explique : “Chaque Etat avait sa famille en charge des alcools, comme une mafia, qui a fait ses propres lois.”
Malgré une réglementation avantageuse en Californie, la vente en ligne est cantonnée aux frontières de l’Etat. Pour pouvoir distribuer ses vins français ailleurs, il faut alors réaliser une demande de licence. Mais pas seulement. Frederick Boelen, qui a choisi d’installer La Cave pour la législation et les infrastructures à Napa, vend dans quatorze Etats “en passant par une organisation tierce”.
Des systèmes parallèles mis en place
Dans les autres Etats, qui disposent d’une législation moins arrangeante, la règle des trois tiers est parfois contournée, sans tomber dans l’illégalité. Eddy Le Garrec, à la tête d’Empire State of Wine à New York, détaillant, a cherché un moyen de couper les marges des distributeurs pour pouvoir proposer des prix attractifs à ses clients. Dans l’impossibilité d’obtenir les trois licences dans cet Etat de l’Est du pays, il a choisi de faire appel à trois compagnies de logistique pour s’occuper de l’importation des vins. Eddy Le Garrec gère, lui, la commande des caisses auprès des petits producteurs français. “La compagnie de logistique paie le vin aux producteurs, je les rembourse et ainsi on respecte la loi, comme je n’ai aucune facture de France”, détaille-t-il. Et l’Etat de New York dispose d’un autre avantage, celui de pouvoir envoyer du vin dans d’autres Etats. Son alternative comporte tout de même un défaut : il lui est impossible de renouveler son stock en urgence.
Beaucoup d’importateurs ont choisi de suivre cet exemple pour vendre des vins en ligne, rappelle l’experte de Business France. Mais Eddy le Garrec se targue d’être, pour l’instant, le seul à disposer d’un magasin sur rue (à Manhattan).
D’autres importateurs ont choisi de respecter la loi à la lettre, profitant des légers avantages des “open states”. Maison Marcel, importateur de sa propre marque, vend ainsi son vin aux distributeurs, “excepté dans quatre Etats où ils vendent directement aux détaillants et consommateurs que sont New York, le New Jersey, la Californie et la Floride” où Albert Dahan dispose d’une licence de distribution. “Vendre en direct serait plus avantageux, mais le système est fait de telle sorte que ce n’est pas gérable.” Il n’est pas exclu du boom de la vente en ligne, la proposant (mais pas directe) dans 42 Etats. Elle est alors assurée par l’intermédiaire des boutiques qu’il fournit. “Nous n’encaissons donc pas la marge totale”, déplore-t-il.
Un choix également plébiscité par Jean-François Bonneté, importateur installé au Texas et distributeur dans les mêmes quatre Etats de la marque Libération de Paris. Pour lui, la vente en ligne (en passant par le distributeur et le détaillant) permet de se faire connaître à l’échelle nationale. “Mais cela reste particulièrement coûteux en terme de marketing.” L’entrepreneur texan ajoute que le système est d’autant plus compliqué pour les spiritueux qu’il importe avec un système des “four tiers”, où le restaurant doit acheter l’alcool au détaillant, et non directement au distributeur. Pourquoi choisir d’importer dans des Etats tels que le Texas ou New York, avec une législation plus stricte ? Les taxes moins importantes et le coût de la vie sont la réponse avancée par Jean-François Bonneté, quand la taille du marché new-yorkais est souvent revendiquée.
D’autres alternatives au système existent, mais restent officieuses (et illégales). Ainsi, certains professionnels importent du vin au milieu de bouteilles d’huile d’olive pour éviter la règle des trois tiers.
“Plus facile de vendre un flingue aux Etats-Unis qu’une bouteille de vin”
Si les importateurs cherchent autant à contourner le système pour vendre en ligne au consommateur, que ce soit directement ou par un intermédiaire, c’est que l’année 2020 a été particulièrement difficile. Ils ont vu une importante partie de leurs ventes s’effondrer durant la pandémie, les restaurants et les cavistes restant fermés pendant plusieurs mois. Martine’s Wines a ainsi profité de la crise sanitaire pour “officialiser” la vente aux particuliers, au travers de deux entreprises : Casemade et High Definition Wine Merchant, un club privé sur invitation. Un phénomène général qu’a observé par Manilay Saito : “les importateurs ont concentré leurs ressources sur la vente et le développement des clubs en ligne.” Une stratégie payante : Empire State of New York, qui a développé une application pour le pick-up et acheté un van pour les livraisons, a doublé ses ventes en ligne en 2020, à l’instar de Frederick Boelen qui a multiplié les dégustations en ligne pour se faire connaître, quand Maison Marcel a connu une hausse de 4.000%.
Pour augmenter leurs profits, un grand nombre d’entre eux rêvent d’un système allégé et d’obtenir une part plus grande du gâteau en se délestant d’intermédiaires. Mais le système des “Three-tier” n’est pas voué à évoluer de l’avis des professionnels. Ils s’accordent à dire que les plus grandes sociétés de distribution (telles que Southern Glazer’s Wine & Spirits ou RNDC) agissent comme un lobby pour conserver leur part du marché. “Les distributeurs avec une position de monopole ont des relations historiques avec les autorités”, commente Albert Dahan qui y voit “le spectre du puritanisme américain”.
“Leurs marges (aux distributeurs) sont énormes. Si le système des trois tiers disparaissait, tout le monde achèterait aux importateurs”, appuie Eddy Le Garrec. Les importateurs français ne sont pas les seuls à déplorer le système. Libdib, un distributeur uniquement en ligne, passe directement commande auprès des producteurs, court-circuitant l’importateur. Une manière de “perturber” le système, appuie Manilay Saito.
Malgré les tentatives de faire évoluer le système, “une loi fédérale ne passera jamais”, argue Grégory Castells, qui ajoute : “il est plus facile de vendre un flingue aux Etats-Unis qu’une bouteille de vin.”
Mais tous les importateurs ne sont pas vent debout face au système hérité de la Prohibition. Jean-François Bonneté estime qu’il est “bénéfique pour les produits du terroir et artisanaux”, permettant “à certaines marques peu connues d’avoir accès à la distribution”. “Le système américain permet d’avoir une diversité de produits, tout en protégeant les acteurs petits et moyens.”