Les lecteurs de French Morning nous soumettent régulièrement leurs problèmes liés à l’expatriation. Deux fois par mois, Vie d’Expat essaie de les aider en ouvrant sa bibliothèque de livres et de revues sur l’épanouissement personnel. Illustration Clémentine Latron.
Cette semaine, découvrons l’histoire de Clémence dont la dépendance au travail n’a fait que se renforcer au fil des années.
« Nous avons débarqué en Californie il y a six ans, avec nos trois enfants, dans des conditions de rêve. Ma boîte prenait tout en charge : mutuelle, école privée et pas mal d’éléments négociés, comme le fait de voyager en business. Mon mari, lui, avait dû quitter son poste en France pour nous suivre. Sur le papier, cela ne posait pas de problème.
Pendant cinq ans, tout a bien fonctionné. J’ai beaucoup travaillé, beaucoup voyagé, pendant que mon mari se consacrait aux enfants. J’ai dû finalement quitter ma boîte pour une startup américaine. Ça s’est décidé très vite. Peut-être trop. J’ai gardé mon salaire, mais perdu tous les avantages auxquels nous nous étions habitués. La chute n’a pas été immédiate, mais l’étau a commencé à se resserrer quand il a fallu inscrire les enfants à l’école. On en a mis deux dans le public.
Depuis, c’est la course. Mon mari cherche du travail. Il passe des entretiens, encore et encore, pour finalement ne jamais être retenu. C’est devenu une routine cruelle : une première rencontre, un deuxième entretien prometteur, jusqu’à sept ! Et puis… rien. Quand il arrive à demander pourquoi, les réponses sont floues, standards. Il a du mal à comprendre ce qui cloche. C’est un bon markéteur. Il sait tout vendre ou presque. C’est ce qui faisait sa force en France : polyvalent, adaptable. Sauf qu’ici, on lui reproche de ne pas être assez spécialisé. Les Américains sont obsédés par les expertises pointues, les parcours tracés au cordeau.
Je le vois se débattre avec ce système qui lui échappe. Pendant ce temps, toute la charge financière et mentale repose sur moi. Les enfants, l’école, les dépenses du quotidien… Même les petites sorties en famille deviennent des sujets de stress. On fait attention à tout, on compte, on rogne. C’est épuisant.
On s’est donné un an pour trouver une solution. Un an pour que mon mari décroche enfin un poste qui lui convienne, un emploi qui nous permette de retrouver un équilibre. Mais le temps file et je sens la pression monter. On n’a pas envie de repartir en France, pas envie de tout laisser tomber. Mais je me demande combien de temps encore je vais pouvoir tenir comme ça.
Je sais que beaucoup d’expatriés vivent des situations similaires. On ne parle pas assez de ces échecs silencieux, de cette culpabilité qui s’installe quand un projet commun se délite. On voulait réussir, ensemble. Mais là, j’ai juste l’impression de courir après quelque chose qui s’éloigne de plus en plus. »
La réponse de French Morning
Merci pour votre témoignage Clémence. En dehors même de sa dimension financière fondamentale, la relation au travail est l’une des composantes de la différence culturelle entre la France et les États-Unis. Dans son article « Travail : ce douloureux objet de désir », la revue Sciences Humaines rappelle : « “L’homme occupé est un homme heureux”, affirmait Claude Helvétius à la fin du XVIIIe siècle, fustigeant ainsi les riches oisifs dévorés par l’ennui. C’est en effet l’une des innovations des Lumières que d’avoir associé le bonheur au travail. L’étymologie du terme pourtant – tripalium : instrument de torture – n’augurait pas un tel devenir quant à la qualification de l’activité laborieuse des êtres humains ! Même si Karl Marx en a bien souligné l’envers de la médaille (l’exploitation), vendre sa force de travail est souvent considéré comme un moyen d’émancipation qui procure à chacun une autonomie financière et le sentiment de tisser un lien social avec les autres tout en œuvrant, dans le meilleur des cas, à son épanouissement personnel…”
Et pourtant, continue la revue, le rapport au travail est devenu de plus en plus complexe, marqué par une contradiction fondamentale : il est à la fois indispensable pour l’indépendance financière et l’épanouissement personnel, mais aussi source de stress, de pression et de désillusion.
Le travail reste essentiel pour s’accomplir, gagner en autonomie et construire une carrière. Les nouvelles formes de management, centrées sur la performance et la productivité maximales, intensifient le travail tout en exigeant un engagement psychique complet. Le salarié n’est plus seulement évalué sur ses compétences techniques, mais aussi sur sa capacité à incarner les valeurs, les objectifs et l’image de l’entreprise.
Pour les travailleurs qualifiés, ces méthodes peuvent apporter certaines satisfactions. Le néomanagement valorise la créativité, l’autonomie, et la prise de responsabilités. Beaucoup vivent leur activité professionnelle comme une « passion », une « aventure », un espace d’expression personnelle. Pour ceux qui réussissent à en tirer parti, cela peut représenter une forme d’accomplissement.
Cependant, cet investissement personnel a un coût. L’intensification du travail, la pression constante pour atteindre des objectifs élevés, et l’instabilité croissante peuvent entraîner une véritable fatigue psychologique. Le salarié est sans cesse poussé à se dépasser, à se réinventer, à prouver sa valeur, au risque de s’épuiser. La frontière entre vie personnelle et vie professionnelle devient floue, augmentant encore le stress. Même en haut de l’échelle, cette pression permanente peut rendre le travail aliénant, malgré une réussite apparente.
Ces contradictions n’en sont qu’exacerbées lorsque l’on vit aux États Unis.