« La première fois que je suis entré ici, je me suis dit : qu’est-ce qu’un endroit comme celui-ci fait à Washington Heights ? », raconte Mike Fitelson. Ce lieu, c’est United Palace (UP), la salle de spectacle du nord de Manhattan que cet ancien patron de presse dirige depuis douze ans.
Si vous pénétrez dans l’antre de ce grand bâtiment situé sur Broadway, entre les 175th et 176th Streets, vous aurez certainement la même réaction. Ouvert en 1930, il n’est pas seulement la quatrième plus grande salle de New York avec 3.400 places assises, c’est aussi un palais exotique dont les murs, plafonds et piliers sont ornés d’arabesques et de références orientales, dragons, bouddhas, déesses, phoenix, tigres, éléphants… Un journaliste du New York Times a résumé ce foisonnement décoratif de la façon suivante : « byzantin-roman-indo-hindou-sino-mauresque-persan-éclectique-rococo-déco ». Mike Fitelson le dit autrement : « Il n’y aucun autre endroit comme celui-ci. On est en dehors du temps et de l’espace ».
Construit par l’Américain Thomas Lamb, père du majestueux théâtre Ziegfeld, et décoré par Harold Rambusch (Waldorf Astoria, Radio City Music Hall…), United Palace est le dernier né des cinq « Wonder Theatres » de la chaîne de cinémas Loew’s. Pour moins d’un dollar, on y restait toute la journée pour regarder les actualités sur grand écran, assister à un spectacle de vaudeville ou une séance de cinéma. À l’époque, un grand orgue (en cours de rénovation aujourd’hui) servait pour l’accompagnement musical.
La mission de cette salle et de ses quatre sœurs : stimuler l’imaginaire autant par la programmation que par la décoration éclectique. « Chaque Wonder Theatre avait son inspiration, un style vénitien pour le Paradise dans le Bronx, la renaissance française pour le Kings à Brooklyn et le Loew’s de Jersey City, un style espagnol pour le Valencia au Queens… Comme le Loew’s de la 175th Street était le bouquet final, on pense que le décorateur a voulu y placer tous les styles non utilisés dans les quatre autres », raconte Greg Ippolito, coordinateur des événements qui assure aussi les visites guidées mensuelles d’United Palace.
La prochaine aura lieu le 22 février et marquera les 94 ans de l’institution. « Ce cinéma a ouvert en février 1930, quelques mois seulement après le crash boursier. On venait donc pour s’évader. On ne pouvait pas voir l’intérieur de la rue car il était caché par des rideaux de velours, mais quand on entrait, on était transporté dans un autre monde », reprend Greg Ippolito. Il note qu’il n’y avait pas d’horloges dans les parties communes, comme pour priver le public de toute notion du temps.
Avec la mort lente du cinéma muet et l’essor de la télévision, le lieu est progressivement tombé en désuétude. En 1969, il a été sauvé de la démolition par Frederick J. Eikerenkoetter, alias « Révérend Ike », un pasteur évangélique influent qui l’a transformé en église. Il a fait ajouter une tour coiffée d’une grande étoile, visible depuis le New Jersey voisin. « Sans lui, ce bâtiment aurait pu devenir un grand parking », glisse Greg Ippolito.
Il a finalement passé la main à son fils qui a décidé de se centrer sur l’offre culturelle et artistique à travers une association à but non-lucratif, l’United Palace of Spiritual Arts, toujours propriétaire des lieux. Aujourd’hui, les messes ont cédé la place à une programmation riche et variée (films, danse, concerts…) qui fait la part belle aux artistes latinos – Washington Heights est le bastion dominicain de New York. En plus du chanteur et roi de la bachata, Romeo Santos, un habitué des lieux, sa grande scène a été foulée par Bob Dylan, Neil Young, Adèle, l’auteur Deepak Chopra, pour ne citer qu’eux. En 2023, les Tony Awards, les « Oscars » du théâtre et des musicals, s’y sont tenus. Histoire de rappeler que Broadway ne se résume pas à Times Square.
L’habitant le plus connu du quartier, Lin-Manuel Miranda, l’auteur des comédies musicales à succès Hamilton et In the Heights, a aussi prêté main forte. Il a lancé le rendez-vous de cinéma « Movies at the Palace », où il invite ses amis célèbres (Steven Spielberg, Spike Lee…) à parler de leur travail à l’issue de projections. Avant son intervention, en 2012, United Palace n’avait pas montré de films depuis « 2001, l’Odyssée de l’espace » en 1969 !
Malgré son cachet unique et sa programmation de qualité, ce palais surprenant reste méconnu. C’est en partie dû à sa localisation, dans la pointe nord de Manhattan, zone en dehors des circuits touristiques traditionnels malgré ses nombreux trésors (le manoir Morris-Jumel, le musée Hispanic Society…). Même certains habitants de Washington Heights continuent de le découvrir. « Il y a des gens qui grandissent dans le Bronx et qui ne sont jamais allés à la Statue de la Liberté. Les New-Yorkais ont beau être très cosmopolites, ils restent beaucoup dans leur sphère », observe Mike Fitelson. United Palace vaut le coup d’en sortir.
United Palace, 4140 Broadway, Manhattan. Site