À San Francisco, elle est une icône. Ailleurs, on la découvre encore. Longtemps restée dans l’ombre de ses contemporains, Ruth Asawa (1926–2013) accède enfin à la reconnaissance internationale avec l’exposition événement : « Ruth Asawa : A Retrospective, au SFMOMA », jusqu’au mardi 2 septembre. Aujourd’hui hissée au rang des maîtres de l’art moderne américain, cette femme d’1,50 mètre a, d’un simple fil de fer, réinventé les codes de la sculpture contemporaine. Célèbre pour ses dentelles métalliques tridimensionnelles, ses formes organiques et ses architectures flottantes éthérées, Ruth Asawa défie les lois de la gravité et trouble la perception.
Avec « Ruth Asawa : A Retrospective », le SFMOMA célèbre cette figure iconique de San Francisco à travers plus de 300 œuvres – sculptures en fil de fer bouclé, dessins, photographies, installations et archives personnelles – retraçant le parcours d’une artiste à la fois discrète et révolutionnaire. Coup d’éclat, moment de grâce : cette rétrospective dévoile ses créations les plus audacieuses et esquisse un portrait en apesanteur d’une artiste insaisissable, intensément moderne, porté par une scénographie suspendue entre ombre et lumière.
« Nous avons été attirés par l’expérimentation sans fin et la dimension collaborative de son travail, à travers une grande diversité de médiums. Bien qu’elle soit surtout connue pour ses sculptures en fil métallique, la rétrospective insiste sur l’interconnexion de ses pratiques : sculpture, dessin, gravure, mais aussi son engagement pour l’éducation artistique et les commandes publiques » explique Marin Sarvé-Tarr, conservatrice adjointe au SFMOMA.
Son œuvre, prolifique et visionnaire, déployée sur six décennies, dépasse les frontières de l’abstraction. Sculptrice, peintre et graveuse, Ruth Asawa redéfinit la sculpture avec des formes aériennes, à la fois organiques et géométriques. Flottant dans l’espace, ses œuvres transcendent la matière. En élevant les matériaux les plus modestes au rang d’art, elle tisse des liens subtils entre espace, matière et vivant.
Dans cet univers poétique, chaque forme trouve son équilibre, l’ordinaire devient extraordinaire. « Asawa utilisait non seulement différents métaux dans ses sculptures en fils, parfois plusieurs dans une même œuvre, pour créer des effets visuels contrastés, mais elle intégrait aussi de nouveaux matériaux comme l’argile, la galvanoplastie, la fonte de bronze, ou encore des marqueurs à pointe feutre issus de la signalétique commerciale », détaille Marin Sarvé-Tarr. Une approche libre et intuitive, moderne et intime.
L’exposition suit un parcours à la fois chronologique et thématique, retraçant l’évolution de son style et des influences qui ont façonné son œuvre. Du Black Mountain College – aux côtés de Josef Albers, Buckminster Fuller ou Max Dehn – jusqu’à son installation à San Francisco, la rétrospective met en lumière son ancrage local et son rayonnement international. Elle souligne aussi son rôle essentiel dans la défense des arts et l’éducation créative.
Née en Californie en 1926 de parents immigrés japonais, Ruth Asawa grandit dans une ferme. Très tôt, elle trouve un exutoire dans le dessin. Son enfance est marquée par la ségrégation : durant la Seconde Guerre mondiale, elle et sa famille sont internées dans un camp. Une épreuve fondatrice qui nourrira durablement son regard artistique et son engagement communautaire. « La rétrospective se concentre sur la manière dont Asawa évoquait elle-même son internement pendant la guerre, notamment dans son “Japanese American Internment Memorial” de 1994 à San José, qu’elle décrivait comme “ma façon de raconter ma vie en bronze” », souligne la conservatrice.
En 1946, elle rejoint le Black Mountain College, en Caroline du Nord. Elle y développe une compréhension intuitive du mouvement, qui infusera son travail sculptural. En 1947, un voyage au Mexique et la découverte de la vannerie inspirent ses formes abstraites en fils métalliques. Symboles de continuité et d’interconnexion, ses créations entrelacées explorent l’espace, le plein et le vide, la lumière et l’ombre.
Installée à San Francisco dès 1949, Ruth Asawa transforme sa maison-atelier familiale de Noe Valley en sanctuaire aérien, peuplé de créatures suspendues. Ville d’adoption pendant plus de soixante ans, San Francisco porte encore son empreinte. Ses sculptures publiques, issues d’initiatives communautaires, jalonnent le paysage urbain – de Ghirardelli Square à l’Embarcadero.
L’exposition met aussi en lumière son engagement pour l’accès à l’art et la sculpture publique. « Deux galeries de l’exposition sont consacrées à ses commandes publiques et à son plaidoyer pour les arts à San Francisco », indique Marin Sarvé-Tarr. On y découvre aussi les archives de la création de l’école publique artistique qui porte aujourd’hui son nom.
Pourquoi une reconnaissance si tardive ? Longtemps ignorée, mère de six enfants, souvent réduite au rang d’artisane, Ruth Asawa revient aujourd’hui sur le devant de la scène. Son audace fait écho à celle d’Eva Hesse, Louise Bourgeois ou Yayoi Kusama. À la croisée de l’art, de l’artisanat et de l’architecture, elle invente un langage visuel unique.
« La rétrospective met en lumière toutes les manières dont son œuvre a façonné l’histoire de l’art américain », résume la commissaire. Si elle a longtemps collaboré avec le SFMOMA, Ruth Asawa avait déjà séduit les cercles influents dans les années 1950 : le MoMA, Philip Johnson, Mary Rockefeller… Représentée par la galerie Peridot à New York jusqu’en 1960, elle disparaît ensuite de la scène côtière Est.
Aujourd’hui, le monde de l’art célèbre enfin Ruth Asawa pour ce qu’elle fût : une pionnière. Son influence s’étend bien au-delà de San Francisco. Son nom figure désormais dans les grandes expositions collectives, aux côtés d’Anni Albers, Sheila Hicks ou Louise Bourgeois. « Un artiste n’a rien de spécial, disait-elle. Il peut simplement prendre des choses ordinaires et les rendre spéciales. » Une philosophie qui résonne toujours, confirmant l’artiste comme une maîtresse de l’art américain du XXᵉ siècle.
« De ses premières pièces au Black Mountain College à ses dessins floraux tardifs, nous espérons que les visiteurs repartiront avec une vision plus complète d’une œuvre rigoureuse et généreuse », conclut Marin Sarvé-Tarr. Après San Francisco, l’exposition poursuivra sa route vers le MoMA à New York, le Guggenheim Bilbao, en Espagne, et la Fondation Beyeler, en Suisse. Avec Ruth Asawa, exploratrice éternelle, la boucle n’est jamais totalement bouclée : elle ne fait que commencer.
Jusqu’au mardi 2 septembre au SFMOMA
151 Third St
San Francisco, CA 94103