Thierry (prénom changé) ne se voit pas comme une cible des services d’immigration. Titulaire d’une carte verte, ce Français de New York, modeste travailleur indépendant, est arrivé aux États-Unis en toute légalité, il y a près de vingt ans, et n’a jamais connu de démêlés avec la justice.
Mais avec le retour au pouvoir de Donald Trump, il se pose des questions auxquelles il ne songeait pas il y a encore quelques mois : a-t-il pris un risque en se rendant aux manifestations anti-Trump de samedi dernier ? L’administration peut-elle lui chercher des noises pour ses activités de bénévole au chevet de migrants africains ? Peut-il être inquiété s’il se rend à une réunion de sa coopérative alimentaire sur le boycott de produits israéliens ? « Je ne suis pas en première ligne des gens qui risquent d’être réprimés. Cela dit, il y a cette petite musique de tristesse et d’angoisse qu’il est difficile de ne pas ressentir tous les jours » décrit-il.
Ce sentiment est partagé si l’on en croit la multiplication des articles sur les droits des voyageurs étrangers dans les médias américains et sur les sites d’associations de défense des libertés. Le durcissement de la politique migratoire sous le président républicain a soulevé de nouvelles angoisses – pour ne pas dire une certaine paranoïa – chez de nombreux Français, y compris des titulaires de cartes vertes qui se sentaient protégés jusqu’à présent. Celles-ci s’expriment notamment dans les groupes d’immigrés aux États-Unis.
Dans l’un deux, une utilisatrice en visa O-1 (artistes) a demandé ce qu’elle risquait à quitter le territoire pour assister à un anniversaire au Salvador. Des dizaines de commentaires sont tombés, les uns lui recommandant de rester aux États-Unis, d’autres faisant valoir que l’entrée sur le territoire n’a jamais été automatique et qu’elle n’avait pas de souci à se faire si elle n’avait pas eu de problèmes avec les services migratoires dans le passé.
« Les policiers aux frontières sont beaucoup plus agressifs qu’avant car l’administration Trump leur a donné carte blanche. La peur s’installe dans les populations étrangères. C’est d’ailleurs l’objectif du gouvernement, explique Sophie Raven, avocate d’immigration franco-américaine. J’ai des clients français qui ne veulent pas sortir des États-Unis car ils ont peur de ne pas pouvoir revenir, même s’ils sont en situation régulière. Je connais aussi des personnes non-blanches ayant des cartes vertes qui craignent d’être ramassées à cause du profilage racial de la police migratoire. »
Cette peur est alimentée par plusieurs cas de refoulement ou de mises en détention très médiatisés. Comme Fabian Schmidt, un Allemand installé aux États-Unis depuis 2007 et titulaire d’une carte verte. Il aurait été « violemment interrogé », selon sa mère, après son atterrissage à l’aéroport de Boston – ce que le gouvernement dément. Son interpellation serait due à un délit commis en 2015 (possession de cannabis).
Autre cas marquant : celui de Jasmine Mooney. Recrutée par une start-up californienne, elle voulait obtenir un visa de travail réservé aux citoyens du Canada (comme elle) et du Mexique en se rendant dans un bureau d’immigration à la frontière mexicaine. Elle s’attendait à des difficultés étant donné qu’un de ses anciens visas avait été révoqué en raison d’erreurs administratives. Mais pas à être détenue sans raison apparente pendant douze jours en Californie et en Arizona dans des conditions qu’elle a qualifiées d’« inhumaines » (elle a été enchaînée, a dormi sur un tapis dans une cellule, sous une simple couverture thermique…).
Et puis, il y a l’histoire du chercheur français du CNRS remis dans un avion vingt-quatre heures après son arrivée à Houston, début mars. Selon le ministre français de la recherche, Philippe Baptiste, il aurait été renvoyé parce que des communications personnelles hostiles aux politiques de Donald Trump sur la recherche avaient été retrouvées lors d’une fouille de ses appareils électroniques. Mais le Département de la Sécurité intérieure, responsable notamment de la protection des frontières et des services de douane, a démenti.
« Le chercheur était en possession d’informations confidentielles sur son appareil électronique provenant du Laboratoire national de Los Alamos (berceau de la bombe atomique au Nouveau Mexique, ndr), en violation d’un accord de confidentialité. Il a admis les avoir récupérées sans autorisation et a tenté de les dissimuler, a indiqué un porte-parole du ministère. Toute affirmation selon laquelle son renvoi était motivé par des convictions politiques est manifestement fausse. »
Des activistes pro-palestiniens titulaires d’une carte verte et des scientifiques étrangers sous visa ont également été ciblés. Dans le Rhode Island (nord-est), Rasha Alawieh, docteure spécialisée dans la greffe de rein et professeure adjointe à l’université Brown, a été arrêtée à l’aéroport de Boston et mise dans un avion pour Paris malgré une autorisation de travail en bonne et due forme et l’ordre d’un juge de ne pas l’expulser immédiatement. La police aux frontières avait découvert des images du leader du Hezbollah Hassan Nasrallah dans le téléphone de la Libanaise. À la suite de cet épisode, Brown a conseillé à ses étudiants et enseignants internationaux de ne pas sortir du territoire.
Comme le nombre d’expulsions de sans-papiers sous Donald Trump reste inférieur à ce qu’il était sous Joe Biden au même moment l’an dernier, les détracteurs du républicain le soupçonnent de prendre pour cible les étrangers en situation régulière pour gonfler les chiffres. Si les détenteurs de carte verte sont, en théorie, mieux protégés contre les renvois, ce n’est pas le cas des individus sous ESTA ou sous visa. Ils peuvent être refoulés sans appel par l’agent de l’USCIS (U.S. Citizenship and Immigration Services) qui vérifie leurs passeports à l’arrivée.
« Si les visiteurs sont particulièrement nerveux, parlent de visiter des conjoints/amants américains, ou donnent l’impression qu’ils vont rester aux États-Unis au-delà de leur séjour autorisé ou travailler sans autorisation, ils peuvent être remis dans un avion », note Sophie Raven. Elle conseille de « toujours dire la vérité » et de ne rien avancer « qui pourrait contredire les informations qui se trouvent sur leur téléphone ».
Fanny, une Française de New York qui n’a pas souhaité donner son nom, fait partie de ceux qui ont décidé de reporter un voyage à l’étranger au vu du contexte. Titulaire d’une carte verte, elle attend de recevoir la citoyenneté, ce qui devrait intervenir dans les mois qui viennent. « Je ne me sens plus en sécurité avec une carte verte. Je préfère ne pas prendre de risques », dit-elle, tout en admettant se sentir « coupable » de succomber à la « paranoïa ». « On a l’impression que tout peut arriver avec Trump. »