Il y a ce monsieur qui vient tous les jours chercher son journal et jouer au loto. Cette dame qui choisit plusieurs titres de la presse people pour se détendre ce week-end. Beaucoup sont des habitués, qui ont leurs habitudes depuis des décennies à Smoke Signals. « Ils n’ont pas besoin de demander un titre, je sais exactement ce qu’ils prennent. Plus de 90% de ma clientèle est composée de fidèles », souligne fièrement Fadi Berbery, qui tient Smoke Signals depuis 1995. Ce tabac-presse, situé sur Polk street à San Francisco propose plus de 1500 titres, en particulier de nombreuses publications étrangères, parmi lesquelles Elle, Le Point, Marie-Claire, The Good Life, Charlie Hebdo, Ici Paris ou encore Architectural Digest.
Rien ne prédestinait Fadi Berbery à tenir un tabac-presse à San Francisco. Natif de Beyrouth, ce Libanais francophone faisait de l’import-export au Libéria quand l’assassinat du Président Samuel Doe en 1990 et la guerre civile qui en découla, l’amenèrent à se réfugier à San Francisco. « Je suis venu en visite ici, et la ville m’a plu. J’ai d’abord travaillé pendant quelques années comme représentant de commerce pour The American Tobacco Company, puis j’ai eu envie d’ouvrir un tabac presse comme on en trouve en Europe ou au Liban. Je voulais faire quelque chose de différent et être surtout connu pour ma sélection de presse étrangère. »
Le nom de son commerce, Smoke Signals, s’est imposé à lui presque comme une évidence. « J’ai été éduqué en français chez les Jésuites. À cette époque, j’ai découvert de nombreuses bandes dessinées, en particulier Lucky Luke. On y voit souvent les Indiens se parler d’une colline à l’autre par signaux de fumée. C’est une forme de communication, tout comme la presse. Et comme je vends aussi du tabac, Smoke Signals rappelle bien les deux dimensions de mon commerce. »
Cet avide collectionneur des albums de Tintin, Astérix, Tanguy et Laverdure, Gaston Lagaffe, ou encore Spirou fait preuve de la même exhaustivité quand il s’agit de découvrir des nouveaux titres de presse. En 1995, Smoke Signals a commencé avec deux cents titres, qui se sont petit à petit étoffés grâce aux recommandations de ses clients et à la curiosité de Fadi Berbery. « Chaque semaine, je découvre de nouvelles publications, en particulier européennes. Les distributeurs me les envoient car ils savent que je suis connu pour avoir les dernières nouveautés », explique-t-il avant de se saisir de quelques magazines. « Voici Merde, un magazine anglais, Vingt-Sept, Beauté Revue. La production et la qualité des photos de ces publications est remarquable. »
À ceux qui croient la presse écrite moribonde, Fadi Berbery adresse un message d’optimisme : Internet n’a pas signé la mort des publications papier, bien au contraire. « Les réseaux sociaux sont pour moi une source d’inspiration, je me tiens au courant des tendances européennes et je fais venir ces magazines ici. Mes clients ont la même démarche : si quelque chose les inspire en ligne, ils me demandent de leur procurer. » Quant à la lecture de la presse en ligne, elle a aussi ses limites : « Quand il faut payer un abonnement pour avoir accès au contenu d’un seul article, le calcul est vite fait et les lecteurs préfèrent acheter le journal et pour le lire en entier pour un moindre coût. Pendant la pandémie, Smoke Signals était ouvert, et j’ai perçu un regain d’intérêt pour les magazines, qui permettent de passer le temps ou de voyager. Et même si un titre disparaît, d’autres sont créés tous les jours…»
La pandémie n’a pourtant pas eu que des effets positifs pour Fadi Berbery. Au lieu d’être livrés par avion, les magazines étrangers sont maintenant livrés par bateau, suite à la réduction des vols entre l’Europe et les États-Unis, et des coûts d’acheminement sans cesse plus élevés. « Je reçois les hebdomadaires avec cinq ou semaines de décalage en ce moment, et ça n’intéresse pas de lire des nouvelles périmées. »
Par ailleurs, le 20 février dernier, Smoke Signals a été victime d’un cambriolage : armé d’une scie électrique, le voleur a tranquillement coupé grilles en fer et cadenas, pour voler le stock de cigarettes, un ordinateur et l’argent de la caisse, pour un montant total de 20 000 dollars. Malgré cet épisode douloureux, Fadi Berbery se console grâce au soutien de ses clients, qui ont lancé une campagne de solidarité pour l’aider. « Malgré ces difficultés, je ne me vois pas arrêter ce métier. Mes clients comptent sur moi, c’est une question de responsabilité, »
Smoke Signals, 2223 Polk St, San Francisco, CA 94109.