C’était le monde d’avant. D’avant #metoo, d’avant les scandales à répétition et de la prise de conscience -de certains en tout cas. Pourtant en ce printemps 2011, les mêmes ingrédients sont là lorsqu’éclate l’affaire DSK à New York. Un homme puissant accusé d’agression sexuelle contre une femme de chambre. Mais ce ne sera pas le tournant, le moment de la prise de conscience. Il faudra encore attendre quelques années et l’éclosion de #metoo. Pourquoi ? Douze ans après, c’est une des questions auxquelles Marine Pradel et Anne-Cécile Genre tentent de répondre dans un podcast documentaire en 8 épisodes.
Le 14 mai 2011, le coup de tonnerre éclate lorsque la France et le monde apprennent que Dominique Strauss-Kahn, directeur du FMI et grand espoir de la gauche pour la prochaine présidentielle, est arrêté, accusé de viol contre une femme de chambre du Sofitel. Les deux journalistes françaises vont se retrouver aux premières loges du cirque médiatique qui va durer des mois. Alors toutes les deux reporters à New York pour le compte de l’agence Keep in News, qui produit pour de nombreuses chaînes de télévision françaises, elles vont passer nuits et jours devant le Sofitel, le commissariat, le tribunal ou encore la maison où DSK est assigné à résidence.
Dix ans après, elles se sont replongées dans les centaines d’heures de rushes accumulées, ont interviewé une multitude d’acteurs et de témoins de ce fait divers hors norme. Mais leur série est bien plus qu’un retour sur les faits. C’est aussi -surtout- une très courageuse plongée sur leur travail, comme sur celui des autres journalistes, happés par le tourbillon médiatique au point de ne pas voir, ou pas assez, les questions plus profondes qu’il pose : la banalité des violences sexuelles, l’impunité des hommes qui les commettent… Sans tomber dans l’autocritique systématique ou gratuite, l’introspection est réelle et touche au but, servie par un récit à la fois dense et rythmé. L’interview de la juge qui envoya Dominique Strauss-Kahn, libre désormais de parler car à la retraite, – qui explique simplement que n’importe quelle personne accusée de viol et arrêtée à l’aéroport en train de quitter le pays sera forcément mise en prison- est mise en regard du choc qui s’empara de la France à la vue de cette personnalité de premier plan menottée et emprisonnée.
Mais il y a aussi ces interviews de femmes de chambre, venues soutenir la victime Nafissatou Diallo, devant le tribunal de Manhattan. Ce sont elles qui crient « Shame on you » à l’arrivée de DSK, cri qui donne le titre au podcast. Dans leurs archives, Marine Pradel et Anne-Cécile Genre ont retrouvé ces témoignages, qui disent la fréquence des agressions dans les hôtels de luxe, la peur qui accompagne ces employées, le peu de soutien qu’elles reçoivent de leurs employeurs aussi. Des interviews éclairantes qui pourtant ne seront jamais diffusées dans les très nombreux reportages qu’elles réalisent ces jours-là. Ces victimes resteront invisibles. Ce n’est pas ce qu’attendent les rédactions, à Paris. Il faut montrer DSK, raconter ce qui se passe dans la salle d’audience. « À ce moment là, l’urgence journalistique est d’avoir une place dans la salle d’audience (…) et parler de lui, parce qu’en vrai on ne parle que de lui », raconte Marine Pradel en voix off. « Donc oui, a posteriori je me dis que je me suis un peu plantée, le sujet [était] : est-ce que ce fait divers juteux révèle un phénomène de société qu’il faut mettre en lumière ? C’est ça notre travail en vrai ».
Ce « tout-spectacle » qui efface toute recherche de sens, les deux journalistes l’analysent au fil des 8 épisodes de leur série. Mais elles vont plus loin, en s’interrogeant sur l’impunité qui a accompagné Dominique Strauss-Kahn pendant si longtemps, avant l’affaire du Sofitel, « alors que tout le monde savait ». Elles ont recueilli des témoignages inédits, comme celui d’Aurélie Filippetti, ancienne ministre socialiste, qui raconte comment DSK, bien des années plus tôt, avait tenté de l’embrasser de force en pleine rue, avant de la harceler par texto. Elles racontent la banalité mais aussi les ressorts du silence. Cécile Duflot, alors dirigeante des Verts, qui aurait dû rencontrer DSK dans un appartement privé, en tête-à-tête, rendez-vous prévu trois jours après l’arrestation : « j’ai réfléchi ensuite : s’il m’était arrivé quelque chose dans cet appartement, qu’est-ce que j’aurais fait ? La gauche devait gagner (…), je me serais tue, j’aurais parlé ? Ça m’a beaucoup travaillé… »
Cette culture de l’impunité, elles l’illustrent même de manière très personnelle. Peu de temps après l’affaire du Sofitel, Anne-Cécile Genre interviewe, pour un reportage sur le dixième anniversaire du 11 septembre, un journaliste célèbre, Michaël Oreskes. Il est alors un des dirigeants d’Associated Press. Quelques temps après, une invitation à déjeuner en tête à tête prend un tour des plus désagréables. Dans l’arrière-salle du steak house où il a ses habitudes, M. Oreskes touche les cuisses de la journaliste à plusieurs reprises « de façon assez violente ». Six ans plus tard, au moment où l’affaire Weinstein vient d’éclater, Michaël Oreskes est contraint à la démission après des accusations portées par dix femmes, toutes anciennes collaboratrices des différentes rédactions qu’il a dirigées. Et la journaliste de s’interroger pourquoi il a fallu cette vague #metoo pour qu’elle se rende compte qu’elle n’avait pas seulement été confrontée à un type qui se croyait tout permis, mais avait bien été victime. « Que ce n’est pas nous le problème », réalise-t-elle.
Le podcast Shame on You est à retrouver sur toutes les grandes plateformes ici .