Cet automne les photographies de Martine Fougeron sont exposées à la galerie Hermès sur Madison Avenue dans le cadre du festival FIAF “Crossing the Line.” On ne pourrait trouver de festival au titre mieux adapté à la vie-même de Martine Fougeron, qui a franchi de nombreuses lignes, d’un continent à l’autre, d’un métier à l’autre, de l’intime au professionnel.
Elle vient d’une vieille famille parisienne depuis plusieurs générations et d’un autre siècle: pas même du XXème, mais du XIXème. Un grand-père maternel a repris l’entreprise familiale de fabrication de limonade dans le XXème arrondissement de Paris alors qu’il adorait le cinéma et aurait aimé faire des films. Un autre grand-père était le fondeur des sculptures de Rodin. Du côté paternel, son grand-père entrepreneur dirigeait Michelin pour l’Asie du sud-est et a vécu à Hanoï et Saïgon. Le père de Martine, qui avait fait HEC où il avait rencontré sa mère, est rentré dans l’entreprise et parti diriger Michelin US quand elle avait cinq ans. C’est ainsi qu’elle s’est retrouvée à New York, élève au lycée français pendant les années Kennedy, à une époque où un jeune président marié à une femme francophone apportait une bouffée d’oxygène aux États-Unis et où il était rarissime, pour une adolescente française, d’être biculturelle.
Trouvant Martine trop rebelle et craignant qu’elle ne tourne mal, ses parents ont décidé de l’envoyer en France à douze ans, dans une pension dirigée par des bonnes soeurs. Martine a eu l’impression de se retrouver au Moyen-âge. Elle a commencé par accumuler les punitions et les colles avant de se prendre de passion pour les études. Elle a adoré la philosophie, Pascal, Nietzsche, Hegel, et la pédagogie des soeurs dominicaines.
En 71 elle passe son bac. Ses parents, qui viennent de rentrer en France et ont subi le même choc culturel qu’elle, lui proposent de partir étudier aux États-Unis. Elle est acceptée à Wellesley College en deuxième année. Elle se rappelle encore ce cours d’anglais où on leur avait fait lire Jane Eyre. À la question “Qu’est-ce que vous en pensez?” Martine Fougeron était incapable de répondre. L’éducation française ne lui avait pas appris à penser par elle-même.
Son diplôme de Wellesley en poche, elle fait un stage d’été à France Inter, puis travaille comme sommelière à Boston, puis rentre en France étudier à Science-Po. Elle aimerait devenir journaliste mais l’idée d’une vie nomade lui fait peur. Elle rentre dans une agence de publicité où elle écrit les discours du P.D.G. En 86, désireuse d’un métier plus poétique, sensoriel et imaginatif, elle est embauchée chez IFF, International Flavors and Fragrances, comme directrice marketing de création. Elle traduit en mots les sensations du parfum.
Elle se marie en 90 avec un menuisier français et ses deux enfants, Nicolas et Adrien, naissent en 90 et 91. Elle habite dans le Marais, elle est heureuse, mais quand l’entreprise lui demande en 96 si elle veut aller diriger la création à New York, elle n’hésite pas. Son fils aîné a cinq ans, comme elle-même lors qu’elle est partie pour New York avec ses parents. L’histoire se répète. À New York elle se rend compte qu’elle s’était laissée prendre par le doux ronron de la vie parisienne. Elle sent une énergie qui la revigore. Son mari, au contraire, déteste New York, qu’il trouve gigantesque, impersonnelle et bruyante. Au bout de deux ans ils se séparent et il retourne en France.
Dans son travail chez IFF, le côté mondial et très contemporain des projets lui plaît. Mais elle découvre aussi le monde corporate américain, très organisé, avec de gros clients et de gros budgets. Tout est imposé par Wall Street en vue d’un profit immédiat. Martine voyage beaucoup. Elle ne voit pas ses enfants grandir. Elle souhaiterait explorer sa créativité. En 2002, ayant mis de l’argent de côté, elle décide de quitter l’entreprise et de retourner à l’amour de son adolescence, la photographie. Elle suit des cours à l’International Center of Photography. C’est dans le cadre de ces études qu’elle commence son travail sur l’adolescence, un âge qui l’intéresse parce qu’il danse sur une ligne fragile entre l’enfance et l’âge adulte, entre le féminin et le masculin, entre l’innocence et la conscience de son identité. Elle prend ses fils en photo. L’aîné se rebelle comme elle autrefois, le cadet se prête au jeu. Puis les rôles s’inversent. Peu à peu les deux adolescents adhèrent au projet de leur mère, ils trouvent que les photos expriment leurs personnes. De 2005 à 2009, elle photographie leurs activités. Ce sont des portraits colorés et sensuels, intimes et non sensationnels, à la maison ou dans le jardin, à New York et en Provence où ils passent leurs étés.
En 2006, lors de l’exposition de fin d’études, son travail est remarqué par Kathy Ryan, la photo editor du New York Times Magazine, qui lui commande un reportage sur des adolescents dans une université ultra-conservatrice de l’Arkansah. Une galerie de Chelsea, Peter Hay Halpert, l’expose en solo en mars 2008. Les choses s’enchaînent naturellement: elle reçoit un prix au festival d’Arles, elle est invitée à des groupes-shows, le Museum of Fine Arts de Boston lui achète une oeuvre, la galerie Esther Woerdehoff à Paris l’expose, elle travaille pour des magazines, le New York Times et le New Yorker lui commandent des photos. En quelques années à peine elle a réussi à avoir une deuxième carrière dans la photo. Il lui semble qu’en France, cela n’aurait pas été possible. À New York ce n’est pas facile, mais les choses y sont possibles quand on croit en soi, qu’on travaille dur, et qu’on produit sans jamais se reposer sur ses lauriers.
En 2011 elle travaille au projet “Tête-à-tête”, une série de portraits intimes de ses fils adolescents, et elle réalise le film “Teen Tribe” en interviewant ses fils et leurs copains sur leur initiation à la drogue, leurs premières amours et leur vie en tribu. Le film est montré dans des festivals.
Son rêve serait de publier un livre à partir de ses photos. Elle se rend à un symposium à Lausanne sur le sujet et en sort découragée. En pleine crise, le projet semble voué à l’échec. L’Allemand Gerhard Steidl, le meilleur éditeur de livres de photos, est venu expliquer à l’auditoire comment il fabriquait ses livres à perte grâce aux profits qu’il gagnait en travaillant pour Chanel. Mais rencontrer le grand Steidl relèverait du miracle.
Parfois les hasards s’enchaînent avec une telle précision mécanique qu’on se met à croire au destin. C’était un jour d’hiver à New York, par un froid glacial il y a quatre ans. Martine Fougeron dînait avec un ami dans un restaurant de hamburgers sur Spring Street. Elle avait dans son sac la maquette de son livre de photos qu’elle avait présentée l’après-midi sans grand espoir à un éditeur, et voulait la montrer à son ami. Parce que la table était grasse, ils sont sortis. Parce qu’il faisait moins dix et qu’il neigeait, l’ami a suggéré d’entrer au Mercer Hotel qui se trouvait en face. Et là, alors qu’ils s’étaient installés sur des canapés du hall et que l’ami feuilletait page après page la maquette du livre, Martine s’est rendu compte qu’un homme en train de manger seul à une table un peu plus loin les observait. Elle a levé les yeux et reconnu Gerhard Steidl. Son ami lui a dit de saisir l’occasion. Elle en était incapable. “You’re so French! I’ll do it for you, then.” Il a marché jusqu’à la table de Steidl. L’éditeur a examiné la maquette pendant vingt minutes. Martine était pétrifiée. “Very good photographs, a-t-il dit pour finir. It would make a very good book. –A very good Steidl book?” a répondu Martine. L’éditeur a souri: “If you’re not in a hurry.”
Elle n’était pas pressée. Le livre, Teen Tribe: A World with Two Sons, devrait sortir fin 2014, quatre ans après l’historique rencontre. En attendant Martine Fougeron continue à photographier ses fils–non plus en adolescents, mais en jeunes hommes.
(Article © Catherine Cusset)
Exposition Martine Fougeron jusqu’au 8 novembre dans la boutique Hermès, Madison Avenue et 62nd Street. De 10am à 6 pm, du lundi au samedi (jeudi jusqu’à 7 pm).