Le petit groupe de jeunes escrimeurs n’en peut plus. Ce 25 juillet, au petit matin, dans un bus quelque part près de Storm King (NY), où ils sont en camp d’été, ils explosent de joie en voyant Romain Cannone devenir médaillé d’or olympique à Tokyo. “Depuis la veille, ils étaient debout jusqu’à tard pour suivre Romain. Peu importe s’il fallait se lever tôt le lendemain ! Romain, pour nous, c’est une légende“, sourit le coach Misha Mokretsov, qui dirige le club d’escrime auquel appartient ce joyeux contingent de 70 sportifs en herbe, et dont le champion a fait partie quand il était adolescent.
Cet escrimeur ukrainien est particulièrement fier de la performance improbable du Français, passé de la 47e place mondiale au firmament du monde de l’épée: c’est lui qui lui a donné le goût de l’escrime il y a un peu plus de dix ans. À l’époque, Romain Canonne n’a que 12 ans et habite à New York, où ses parents sont installés pour ouvrir Macaron Café, une boutique de macarons. Il s’entraîne alors avec Misha Mokretsov au Brooklyn Fencing Center, où le maître donne des cours. Il le suit en 2010 quand il lance sa propre école, la New York Fencing Academy, près de Coney Island, où la plupart de ses élèves vivent. “Au début, Romain n’était qu’un élève parmi d’autres. Il était plutôt faible et maigre. Il avait du mal à tenir les lames sur la durée et à rester en position de garde sur la longueur, mais il était très élastique et créatif. Il ne faisait pas uniquement ce qu’on lui disait de faire. Il était capable de faire des combinations lui-même sur la base de la direction générale que je lui donnais“.
Rapidement, une relation d’amitié s’installe entre le coach et son jeune disciple, décidé à s’améliorer. Leurs familles se rapprochent, et la femme du “coach Misha” apporte un “soutien moral” au jeune homme perfectionniste et “sensible” quand celui-ci accuse un contre-coup. “Il voulait tellement bien faire et vivait pour l’escrime, se souvient l’épéiste. Nous avons fait avec Romain le travail que tout athlète doit faire pour se préparer: footing sur le Boardwalk de Coney Island, préparation physique à travers du rafting, du ski. Nous avons fait de la pêche aussi. J’essayais de lui montrer le respect et comment être une bonne personne. Ce qu’il était déjà car, ayant reçu une éducation à la française, il a toujours été très poli !”
C’est aussi Misha Mokretsov qui l’encourage à rentrer en France quand, pris à l’université aux États-Unis, le futur champion se sent “misérable” de ne pas pouvoir faire de l’escrime à haut-niveau. “Nous sommes arrivés à la conclusion qu’il devait rentrer en France pour aller jusqu’au bout, reprend l’entraîneur. Il aurait pu rester aux États-Unis et trouver un travail, mais il aurait été malheureux. Il était passionné d’escrime. La France et sa culture lui conviennent mieux. Aux États-Unis, nous n’avons pas un système de soutien très important pour les escrimeurs adultes. Certes, il aurait pu intégrer l’équipe nationale américaine, mais il n’aurait pas atteint le niveau qu’il a aujourd’hui. Je suis très fier de lui. Il a tant sacrifié. Et en plus d’être un escrimeur hors pair, c’est un gars génial !”
La consécration du Français, c’est aussi celle de Misha Mokretsov, un ancien vice-champion d’Ukraine et membre de l’équipe nationale junior. Inspiré par un ami, il a commencé l’escrime à 12 ans et est parti faire ses études à l’université Saint John’s (Queens) après avoir décroché une bourse. En plus de se hisser à la tête de l’équipe universitaire, il commence des cours particuliers pour financer ses études. “J’ai commencé à avoir des résultats, même si je ne savais pas coacher. Mais comme j’étais jeune, j’arrivais à communiquer mon énergie à mes élèves, qui me voyaient comme un ami, explique-t-il. Aussi, je n’étais pas super talentueux. L’escrime, pour moi, c’est plus une science qu’un instinct. Cela me permet de disséquer mes mouvements et les expliquer facilement aux autres“.
À la tête aujourd’hui de deux écoles, à Coney Island et Port Washington (Long Island), pour les 6-20 ans et les “vétérans” de l’escrime, Misha Mokretsov peut se targuer d’avoir formé beaucoup de champions en herbe. Mais la médaille olympique de Romain Cannone est sa plus belle récompense. Il a pu parler brièvement au champion mardi 27 juillet, interrompu en permanence par les “félicitations” lancés par ses élèves en arrière-plan. Certains d’entre eux ont rencontré le Français, qui aimait prêter main forte à son ancien club lors de compétitions en Europe, mais la plupart ne l’ont jamais vu. “Pour nous, la plus belle récompense est de montrer à nos cadets et aux juniors qu’ils peuvent rêver encore plus grand. Il n’y a pas d’Américain médaillé d’or olympique en épée. Ce titre est en quelque sorte tenu par Romain. Même s’il a concouru sous les couleurs françaises, il est notre escrimeur !“