Elles sont là, pas vraiment cachées mais pas vraiment exposées non plus. Il faut aller dans les bureaux de la galerie, à l’étage, pour les apercevoir : une dizaine de bouteilles de champagne Taittinger, disposées sur une étagère en hauteur, toutes décorées par de grands artistes. Ce sera la seule trace des racines champenoises sur les trois étages de la galerie, outre bien sûr le nom, Richard Taittinger Gallery. Ainsi vont les relations du maître des lieux avec sa prestigieuse histoire familiale : pas vraiment mise en avant, mais jamais totalement absente non plus.
Et c’est peut-être parce qu’il n’est pas de ce sérail là et qu’il est venu tardivement à l’art contemporain, que sa galerie, qui fête cette année ses huit ans d’existence, s’est taillée une réputation à part sur la scène new-yorkaise. Richard Frerejean Taittinger (c’est par sa mère qu’il est lié à la dynastie champenoise) avait déjà 27 ans lorsqu’il décida que l’art contemporain était sa passion. À 20 ans, il était pourtant parti travailler chez Taittinger (c’était avant que la maison ne soit vendue par la famille, puis rachetée par un cousin qui la contrôle aujourd’hui, Pierre-Emmanuel Taittinger). « Mais j’ai réalisé que c’est vraiment l’art contemporain que j’aimais ». Le voilà donc parti pour New York où il commence à apprendre le métier en travaillant pour la maison de vente aux enchères Phillips.
Mélange d’ambition (« j’ai des rêves de grandeur » dit-il en souriant) et d’opportunisme. Lorsqu’il se lance, c’est avec la ferme intention d’être une galerie de son époque. Et il l’a fait : huit ans plus tard, son « écurie » regroupe quelque 18 artistes, dont on parle beaucoup, de la Belge Charlotte Abramow au Chinois Jacky Tsai. Mais c’est sa passion pour l’histoire de l’art qui a véritablement permis à la galerie de décoller. Et une rencontre de hasard, en 2010, alors qu’il vient tout juste de se mettre à son compte en créant une agence de conseil en art contemporain. « En cherchant un local pour un pop-up show, je suis tombé sur l’atelier d’un artiste, un certain Nassos Daphnis ». L’artiste avait connu son heure de gloire, dans les années 1960 et 1970, porté par le célèbre galeriste new-yorkais Leo Castelli, mais était tombé largement dans l’oubli. « Quand je l’ai googlé en 2010, ce sont les sites de passionnés de pivoines qui sortaient en premier : Nassos Daphnis était aussi passionné d’horticulture, et a créé plusieurs variétés de pivoines… » se souvient Richard Frerejean Taittinger.
Fils de Nassos, Dimitros Daphnis se souvient de sa rencontre à l’époque avec le jeune galeriste français : « il était comme un enfant lorsqu’il parlait de ce qu’il découvrait sur Nassos, son énergie était communicative ». Cette même année, quelques mois après cette rencontre du hasard, Nassos Daphnis décède à l’âge de 96 ans, sans que Richard Frerejan Taittinger ait pu le rencontrer. La famille, séduite par son énergie, décide d’en faire son représentant officiel.
« Richard a vraiment ressuscité la carrière de Nassos Daphnis, commente Paul Laster, critique d’art réputé. Mais l’inverse est vrai également : c’est le succès retrouvé de Nassos Daphnis qui va lancer réellement la galerie Richard Taittinger, notamment l’exposition qu’il organise en 2017. Les tableaux se vendent; l’existence de la galerie devient un peu moins précaire… Car s’il est évidemment né privilégié, il ne l’est pas au point de pouvoir opérer à pertes. Lorsqu’il découvre en 2015 l’ancienne salle de concert du Lower East Side de Manhattan où il va ouvrir sa galerie, il lui faut deux millions pour la rénovation. Il ne parvient à en lever qu’un : à ce que cela ne tienne, il n’ouvre que le rez-de-chaussée. Mais il investit où cela compte, prend les services, pendant six mois, de la très chère mais très réputée attachée de presse Nadine Johnson; se paie un stand à l’Armory Show en 2017 et y reconstitue l’appartement du légendaire marchand new-yorkais Léo Castelli. Buzz assuré dans le milieu…
Ce goût pour les « coups » marketing est assumé. « Je viens d’une école de commerce à la base », dit-il avant de citer son mentor, Alain-Dominique Perrin, qui, dans les années 1970 et 1980, redonna son lustre à Cartier en créant les « Musts de Cartier ». « Son idée de génie est d’avoir rendu le luxe accessible », résume le galeriste. Lui veut faire la même chose pour l’art. « Chez nous, les porte sont ouvertes à tous; on ne vous regarde pas de travers si vous demandez les prix : ils sont affichés sur les murs… »
Ouvrir dans le Lower East Side qui, à l’époque, comptait très peu de galeries, était déjà un effort de se démarquer des autres, rassemblés pour la plupart à Chelsea. Mais il ne s’arrête pas là et multiplie les collaborations pour faire sortir l’art des galeries. Avec l’imprimeur Picto il promeut la publication des œuvres sur papier (prints) (prix à partir de 250$). « Depuis le début je suis persuadé que le marché de l’art va suivre les traces de celui du luxe », celui de produits d’exception auxquels un grand nombre peut accéder. « Vous mettez le MoMA, Chanel et Taittinger dans un mixeur et vous obtenez ce que j’essaye de faire », dit-il en souriant…
Et c’est bien parce qu’il sait la valeur d’une marque qu’il a décidé au lancement de baptiser la galerie Richard Taittinger, alors que son nom de famille complet est Frèrejean Taittinger. « Ça a bien sûr aidé. Je ne suis pas fils de marchand d’art, pas de ce milieu là, mais le nom Taittinger m’a aidé à créer une marque dans l’art. »
Le champagne l’a – un peu – rattrapé : avec ses deux frères il a créé une nouvelle maison de champagne, Frerejean Frères, qui cartonne, mais il n’y exerce pas de responsabilité. C’est l’art qui l’accapare au quotidien. Il vient d’ouvrir la quatrième exposition solo de Nassos Daphnis, intitulée City Walls (1969-1975). Elle s’intéresse au projet d’une poignée d’artistes new-yorkais, au rang desquels Nassos Daphnis, qui pour redonner vie et couleurs à une ville alors en bien mauvais état, décident de recourir à d’immenses peintures murales. L’exposition présente 19 tableaux géants réalisés à cette époque par l’artiste. Lequel, plus de 20 ans après sa mort, n’en finit pas de voir sa réputation croître à travers le monde, grâce à l’énergie de son galeriste. Trois retrospectives sont prévues à Shanghai, Pékin et Shenzhen en 2023 et 2024. Et en 2023 également, une des peintures murales de Daphnis viendra orner un des murs d’Athènes. Le peintre américain, né en Grèce, avait rêvé d’une rétrospective dans son pays natal. « Il y a deux ans, j’ai écrit au culot au maire d’Athènes pour lui demander de faire un City Wall. Je n’y croyais pas vraiment, mais ça a marché ! » Un « coup » de plus pour le galeriste…
Exposition Nassos Daphnis (1914-2010). City Walls (1969-1975)
Jusqu’au 22 décembre 2022.
Galerie Richard Taittinger
154 Ludlow St, New York, NY 10002