Nous sommes vendredi soir dans le jeune quartier branché de Williamsburg. Les rues sont animées, comme chaque veille de week-end, les bars illuminés, les taxis énervés, et les restaurants… à moitié-vides. Direction le Juliette, une brasserie française au coin de Bedford Avenue, réputée pour son atmosphère conviviale, sa carte des vins abordables, et des plats aux proportions généreuses. Il est désormais neuf heures du soir, mais seules quelques tables sont occupées à l’arrière du restaurant. “Peut-on s’asseoir dans la seconde salle, sous la verrière?” Le serveur nous répond embarrassé que le “jardin d’hiver” est fermé depuis quelques semaines, faute de fréquentation. Même le week-end? Oui, même le week-end. Il semble bien loin le temps où le moindre restaurant new-yorkais imposait vingt minutes d’attente à ses clients à partir du jeudi soir, si par chance le serveur n’avait pas déjà aboyé qu’il fallait réserver comme tout le monde. Maintenant, il n’est plus question que de sollicitude et d’efforts affables à l’égard des quelques (rares) bon vivants encore prêts à dépenser leur salaire dans une assiette bien garnie. Cela n’aura échappé à personne: plus les salles se vident, plus les promotions et autres offres spéciales se multiplient au niveau des menus. Trois plats pour le prix d’un? C’est désormais possible le dimanche soir chez Paradou[[Paradou, 8 Little West 12th Street]], bistrot provençal du West Village. Mais jusqu’où les restaurateurs sont-ils prêts à aller pour limiter la casse?
“Très loin” selon Vadim Ponorovsky de Paradou justement, pour qui “le pire est encore à venir“. Pourtant, la situation semble déjà bien assez catastrophique. Les fermetures se sont enchainées à un rythme alarmant ces derniers mois, le chômage dans la restauration a atteint 7% en décembre 2008, soit son niveau le plus haut depuis janvier 1993[[au niveau national, source: Nation’s Restaurant News]], et les chutes de fréquentation dans certains restaurants atteignent facilement de 40 à 50%. Le chef nantais Cyril Renaud, propriétaire de Fleur de Sel, qu’il vient de fermer, reconnait avoir fait des nuits à 0 couverts, “du jamais vu dans la restauration“. Pour sauver les meubles, il ne reste plus qu’un seul mot d’ordre: séduire le consommateur, par tous les moyens et surtout, à tous les prix. Une leçon qu’à bien enregistré le restaurant français l’Absinthe [[l’Absinthe, 227 E 67th st]]: “Il faut montrer aux gens qu’on fait des efforts” explique son chef Jean-Michel Bergougnoux, qui propose une nouvelle formule à $30.09 le soir pour trois plats (à la carte, un diner entrée, plat, dessert revient davantage autour de $50 par personne, sans boisson). Pour beaucoup de professionnels, la problématique est désormais très simple: jouer le jeu de la crise ou mourir.
Pour survivre, la première étape est de réduire drastiquement ses coûts. La totalité des restaurateurs interrogés ont dû licencier une partie de leur personnel. Certains chefs n’ont également pas hésité à revoir leur carte pour proposer des plats plus simples. Arianne Daguin, dont l’enseigne D’Artagnan fournit les restaurants, expliquait au Wall Street Journal[ [Restaurants adapt to Downturn ]] du 12 janvier, que certains de ses clients préféraient désormais des pièces de bœuf ordinaire, et non de bœuf de Kobé, beaucoup plus chères. La deuxième étape de la survie se nomme “offre promotionnelle”. Quelques restaurants n’y vont pas par quatre chemins: Paradou propose des soirées ou le vin est gratuit tant que le Dow Jones n’aura pas remonté au-dessus de 12 000 point, et Picholine[ [Picholine, 35 W 64th st]], un restaurant gourmet de l’Upper West Side offre des “Menus d’économies”: une moitié de plat principal, accompagné de plusieurs portions de dégustation pour moins de $20. Pour Vadim Ponorovsky, il ne fait aucun doute: si son restaurant Paradou s’en sort mieux que ses voisins du MeatPacking, c’est grâce à ses talents en marketing.
Personne n’est épargné par la crise. Même les grands restaurants gastronomiques, que l’on croyait intouchables, ont cédé à l’appel du prix fixe. Daniel propose jusqu’en mars un menu dégustation à $98, et Le Cirque, après voir vendu une partie de sa cave à l’automne 2008, étend jusqu’à fin février les formules de la Restaurant Week, soit $20 le midi et $35 le soir. Mais jusqu’à présent, les plus grands perdants sont les restaurants moyen-haut de gamme. Fonctionnant avec des marges déjà très réduites, la frontière est mince entre être solvable et perdre de l’argent -toute idée de profit a depuis longtemps été écartée. Pour beaucoup de ces établissements, le coup fatal est venu de la perte d’une importante clientèle d’affaire. Dans un quartier comme le Flatiron, les déjeuners entre collègues représentaient près de 50% de la clientèle de Cyril Renaud le midi à Fleur de Sel. Une clientèle qui s’est envolée quand les entreprises ont décidé de supprimer les bonus et contrôler les notes de frais. Si le Café des Artistes[ [Café des Artistes, 1 W 67th st]] a également été déserté par ces professionnels, le restaurant s’estime sain et sauf grâce à ses clients fidèles: “Nous existons depuis 1970, et nous avons une solide réputation. Le plus dur en ce moment, c’est pour les restaurants récents. Les clients sont devenus plus frileux, et ne veulent plus courir le risque d’être déçus par la nouveauté” explique la manager Jennifer Lang.
Les seuls qui semblent tirer leur épingle du jeu sont les petits restaurants. Pour Robert Arbor, propriétaire des cafés/crêperies Le Gamin[ [Le Gamin]], la raison est simple: “c’est notre mode de fonctionnement d’avoir un budget réduit, donc la crise n’y change pas grand chose“. C’est sur les crêpes ou les pizzas, qui demandent des ingrédients de base et un coût de main d’œuvre minime, que les possibilités de profits ont toujours été les plus grandes. “Et puis si les gens ne peuvent même plus se payer un plat à $10, les choses vont commencer à devenir grave…” ajoute Robert Arbor, qui enchaîne sur le succès de son camion de snacks à manger sur le pouce. Mais pour tous les restaurants qui défendent un certain standing, la question n’est plus de faire du profit mais payer ses factures, et seules exceptions à la crise, ces factures ne diminuent pas. Entre rester fidèles à leur réputation, ou revoir leur carte, les chefs doivent aujourd’hui faire un choix douloureux, d’autant plus que les résultats sont plus qu’incertains. Si les offres promotionnelles aident, beaucoup se révèlent inutiles après quelque temps, menant les restaurants à une impasse. La solution? Pour le moment, la plupart d’entre eux se reposent encore sur une clientèle d’habitués. Pour le reste, personne n’a de réponses, que des soupirs.