Nous sommes le 18 juillet. Et le Franco-Américain Francis Dumaurier, 76 ans, manifeste avec d’autres acteurs devant les bureaux new-yorkais de Netflix, près d’Union Square. Il brandit fièrement une pancarte « SAG-AFTRA on Strike ! », l’acronyme de la Screen Actors Guild-American Federation of Television and Radio Artists, le puissant syndicat des acteurs.
Quatre jours plus tôt, celui-ci avait appelé ses 160.000 membres à cesser le travail faute d’accord avec les grands studios et services de streaming (Netflix, Warner Bros, Disney…) sur le nouveau contrat de trois ans régissant le secteur du cinéma et de la télévision. En plus de réclamer une refonte du système de rémunération pour prendre en compte l’essor de la vidéo à la demande pendant la pandémie, les acteurs exigent notamment l’encadrement du recours à l’intelligence artificielle par les studios, accusés de vouloir « copier » les images des figurants afin de ré-utiliser à l’envi leur clone virtuel, sans contre-partie financière. « Depuis que j’ai rejoint le syndicat il y a 39 ans, nous n’avons jamais été aussi menacés, juge Francis Dumaurier. Hier, on se battait uniquement pour avoir un meilleur salaire. Aujourd’hui, c’est l’existence même de notre travail qui est en jeu ».
Alors qu’elle a franchi, samedi 21 octobre, le seuil symbolique des cent jours, la grève ne semble pas prête d’aboutir. Les négociations entre les représentants des acteurs et les studios, rassemblés au sein de l’AMPTP (Alliance of Motion Picture and Television Producers), sont suspendues depuis le 12 octobre. (Elles devraient toutefois reprendre le mardi 24).
Pour les acteurs, ce conflit social d’une durée record n’est pas sans conséquences financières. Comme un grand nombre de tournages de séries et de films sont à l’arrêt, ils sont privés d’une partie de leur gagne-pain et obligés de trouver des alternatives pour boucler leur fin de mois. Or, les membres de la SAG-AFTRA ne peuvent accepter du travail que dans certaines productions cinématographiques définies ou dans des disciplines artistiques couvertes par des contrats différents de celui qui régit le cinéma et de la télévision (audiobooks, publicités…).
Problème : les places sont très convoitées. « Comme les célébrités travaillent moins ces temps-ci, elles se rabattent aujourd’hui sur le théâtre, les pubs, les voix-off… Cela prend du travail aux acteurs qui ne sont pas connus. En effet, les personnalités qui ont un nom célèbre passent en premier », regrette Stephanye Dussud, actrice française à New York qui fait beaucoup d’enregistrements de livres audio. Pour affronter les périodes creuses, elle exerce aussi des missions de conseil non-liées au monde du cinéma.
Le recours non-régulé à l’intelligence artificielle (IA) générative l’inquiète. « Bientôt, les audiobooks seront lus à l’aide de l’IA, mais je ne voudrais pas que ma voix apparaisse quelque part dans le monde sans que je sois payée ».
Après une longue carrière dans le cinéma et la télévision, Francis Dumaurier, lui, peut compter sur son réseau pour trouver du travail dans des domaines autorisés par le syndicat. « Mais la majorité des acteurs n’ont pas la même flexibilité, relativise-t-il. Cela m’a pris des années à me constituer un carnet d’adresses entre plusieurs activités. Pour d’autres, c’est la croix et la bannière. La plupart des acteurs ne gagnent pas bien leur vie ! ».
« Ce qui me chagrine, c’est qu’on ne respecte pas la dignité de l’acteur », renchérit Flo Ankah, une actrice-chanteuse française à New York qui a rejoint la SAG-AFTRA en 2006. Elle n’a pas participé pas aux piquets de grève faute de temps, mais elle insiste sur la précarité de la profession. La moitié des membres de l’organisation syndicale gagnent moins de 26.000 dollars par an, le seuil de revenu requis pour être éligible à l’assurance santé de l’union. On est loin des paillettes de Hollywood. « Le travail de l’acteur, c’est de chercher du travail, résume-t-elle. On est jamais protégé au niveau social ».
Pour l’heure, studios et acteurs se rejettent la faute de la suspension des négociations. Les premiers jugent les demandes des seconds irréalistes, tandis que les grévistes estiment avoir déjà fait de nombreuses concessions. « Nous sommes habitués à l’adversité. Nous faisons souvent des petits boulots pour survivre, mais dans le même temps, tant que les acteurs ne travailleront pas, ils ne pourront pas progresser dans leur carrière », reprend Francis Dumaurier. Ce dernier reste optimiste. « Les producteurs ont fait blocage contre les scénaristes pendant des mois et ils ont finalement cédé », dit-il en référence à l’accord conclu, fin septembre, entre le syndicat Writers Guild of America (WGA) et l’AMPTP au bout de 148 jours de bras-de-fer. Le combat continue.