« If I can make it here, I’ll make it anywhere ». Pour les entrepreneurs de la tech française, on pourrait renverser l’adage : si tu veux réussir, tu dois réussir ton implantation américaine. Comment les fondateurs français de start-up s’installent-ils aux États-Unis ? Comment se passe le transfert et comment gérer des équipes sur deux continents ? Nous interrogeons des entrepreneurs et entrepreneuses venus conquérir l’Amérique. Cette semaine : Pierre Dubuc, CEO et cofondateur d’OpenClassrooms.
L’histoire d’OpenClassrooms ne ressemble à aucune autre. Mathieu Nebra, féru d’informatique depuis son plus jeune âge, crée en 1999 un site gratuit pour enseigner le langage HTML, « Le site du zéro ». Parmi ses plus fervents visiteurs, un certain Pierre Dubuc, qu’il ne rencontrera que quelques années plus tard, et qui n’a à l’époque que… 13 ans. Les deux collègues décident de transformer ce projet-passion en entreprise, mais il faut attendre que l’adolescent entrepreneur soit majeur. C’est chose faite en 2007, et c’est ainsi que naît OpenClassrooms, l’une des pépites françaises de l’EdTech. Une entreprise à mission, celle de rendre l’éducation accessible à tous, et qui mesure son succès en nombre d’étudiants placés dans l’emploi – plus de 50.000 l’année dernière.
Pierre Dubuc décide de basculer son barycentre vers les États-Unis dès 2020. Covid oblige, le projet prend un peu de retard, et l’entrepreneur part finalement début 2021, en pleine pandémie, dans un avion vide. « Les débuts sont un peu lunaires, c’est difficile de s’imprégner d’une culture étrangère quand on est confiné chez soi ! ». Son associé Mathieu Nebra n’ayant plus de responsabilité opérationnelle dans l’entreprise, Pierre Dubuc est aujourd’hui le Global CEO d’OpenClassrooms. Il continue à gérer toute l’équipe, soit 300 personnes dont 250 en France, depuis son appartement de Brooklyn à New York, avec l’aide d’une COO basée en France.
Aux États-Unis, OpenClassrooms développe deux offres produit : la première est une offre d’apprentissage en alternance. « Nous avons constaté que l’apprentissage est sous-exploité et très peu développé aux États-Unis, et nous avons inventé un nouveau modèle d’apprentissage moderne, reconnu par le Department of Labor ». Deuxième axe de développement, l’offre de formations longues aux nouveaux métiers (« reskilling »), qu’OpenClassrooms vend aux entreprises comme bénéfice pour leurs employés. Elle compte aujourd’hui JP Morgan, Pepsi Co, Macy’s et Amazon parmi ses clients. « Nous avons bénéficié de la bonne réputation européenne dans notre marché. La France et l’Europe ont une légitimité très forte dans le domaine de l’alternance – au même titre que le vin, le parfum ou les sacs à main ! Cela nous a beaucoup aidé ».
Pour autant, Pierre Dubuc constate que le marché américain est très US-centric : « Il faut comprendre et adopter les codes, les cultures, les références, et mettre très vite des vendeurs américains en face des clients américains ». Des clients avec un degré d’exigence plus élevé que leurs équivalents européens. « Ils sont très exigeants sur la qualité produit, dit le service après-vente, ce qui nous oblige à monter la barre, souligne Pierre Dubuc. En contrepartie, ils sont prêts à payer plus cher ».
On ne monte pas une équipe de ventes aux États-Unis comme on le ferait en Europe: « Les États-Unis ont une culture de la vente très marquée, très process driven et avec des postes très spécialisés : pre-sales, business development executive, account manager, customer success manager, etc. » La culture du titre est très importante outre Atlantique : « il faut prévoir tout un millefeuille de titres pour pouvoir proposer une promotion tous les 6 à 12 mois », analyse Pierre Dubuc. Au final, ces process plus codifiés et plus stratifiés sont-ils un atout pour la vente ? « Dans une entreprise assez mature, oui, c’est une machine de guerre extrêmement efficace. Dans une entreprise plus jeune, en revanche, on a parfois besoin de profils plus polyvalents, plus débrouillards peut être. »
« De façon plus générale, je dirais que les employés américains sont plus transactionnels que leurs collègues européens, analyse Pierre Dubuc. S’ils ne sont pas contents dans leur emploi, ils partent, et le turnover est plus élevé qu’en Europe. En contrepartie, s’ils restent, alors ils font ce qu’on leur demande et ils chercheront moins à négocier leurs tâches que leurs collègues européens ». La culture du feedback est un peu différente également. Le « peut mieux faire » est beaucoup moins bien accepté aux États-Unis qu’en France. Résultat, les managers prennent plus de précautions avec le feedback, en s’assurant d’accompagner tout feedback négatif de beaucoup de feedback positif…
Sur les 15 employés américains d’OpenClassRooms, 3 sont binationaux et 12 américains. « La double culture est un avantage certain pour collaborer avec l’équipe en Europe, au moins au début, mais il faut passer assez vite au recrutement d’employés américains car sans eux, ce sera très dur d’attaquer le marché US ». OpenClassRooms emploie également des Américains en France, ce qui aide beaucoup les échanges entre les deux équipes. Elle a tiré profit de l’effet Trump et du French Tech visa de Macron : « il y a eu un petit exode d’Américains en France qui cherchaient des entreprises “US friendly” et qui appréciaient la plus grande qualité de vie et les congés supplémentaires malgré la baisse de salaire. »
OpenClassRooms bénéficie également de sa culture « remote first », alors que pas mal d’entreprises commencent à prescrire le retour au bureau. « Nous sommes allés chercher des talents hors de New York et de la Baie de San Francisco : en Arkansas, au Kansas…. La concurrence y est moins rude et les salaires moins élevés. »
Pas évident de recruter quand on est une petite entreprise française peu connue, et créer une vraie marque employeur prend du temps. Il faut inventer des points de différenciation. « Le nôtre a été d’être une entreprise B Corp. Ce type d’entreprise est rare aux États-Unis, et cela nous a permis de recruter des personnes talentueuses qui sont prêtes à rejoindre une entreprise moins réputée en échange d’une mission qui a du sens. »
Comme beaucoup d’entreprises, Pierre Dubuc a mis en place des rituels qui rythment la vie de l’entreprise, points hebdo ou bi-hebdos, évènements mensuels, trimestriels… Il a surtout développé une culture de l’asynchrone chez OpenClassRooms : beaucoup de décisions sont prises par écrit et non dans des meetings interminables. Les règles : Préparer toutes les réunions par écrit, collaborer par écrit, tout documenter. « L’exemple doit venir du boss. S’il propose une réunion dès qu’une décision se présente à lui, ça ne marchera pas ! »