Philippe et Laurence Roux se sont découvert une passion pour l’éducation sur le tard. Quand ils décident de reprendre The École à New York en 2016, Philippe Roux est à la tête d’une équipe de quinze « traders systématiques », ces matheux qui utilisent des modèles quantitatifs pour arbitrer les marchés, chez le fonds d’investissement Renaissance Technologies, connu pour compter 90 détenteurs de PhD sur 300 employés.
En 2012, après 15 ans à Long Island, berceau de Renaissance, le couple et leurs deux enfants décident de s’installer à New York où la communauté française est plus étoffée et l’offre d’écoles bilingues plus fournie. Les deux parents jettent leur dévolu sur The École, une petite école franco-américaine dans le quartier de Chelsea, à Manhattan, créée 4 ans plus tôt par un Américain francophile, Jeremy Wood.
L’école, qui compte alors 160 élèves, a « de bonnes valeurs mais pas beaucoup de moyens », raconte Philippe Roux. En 2016, l’ouverture d’un deuxième bâtiment est mal gérée et les parents prennent peur, provoquant une grosse vague de départs. L’école est sur le point de fermer. Pas très grave pour les Roux, car le père a décidé de prendre sa retraite sous le soleil de Miami, et l’aînée des deux enfants, Alexandra, a une place au chaud dans une école de Floride. Mais Renaissance ne se résigne pas à cette retraite anticipée et fait à son chef trader une offre qu’il ne peut pas refuser. Les Roux resteront donc à New York et rejoignent un groupe de parents décidés à sauver The École.
Des discussions compliquées s’engagent alors pour changer le management de l’institution. Elles prendront 6 mois. Un semestre de flottement qui crée une ambiance délétère au sein de l’établissement. « Nous avons ouvert la cocotte-minute, raconte Laurence Roux, et elle nous a explosé à la figure ! ». Des conflits internes émergent et le comité de parents doit décider qui reste, qui part et quelles sont les valeurs de la nouvelle école. Il faut donner une nouvelle image à l’établissement, redonner confiance aux parents et lever des fonds, beaucoup de fonds.
Ça tombe bien, Philippe Roux, qui a rejoint Renaissance à ses débuts, a des moyens financiers conséquents grâce à ce qu’il décrit comme « une combinaison de chance et de travail dur ». « Alors on s’est dit : on va construire l’école de nos rêves », raconte-t-il. Le couple qui, de son propre aveu, n’avait pas complètement mesuré l’ampleur du projet, se lance dans un « projet de cœur, pas du tout lucratif ! » (l’école vient tout juste d’atteindre l’équilibre financier). Leur vision : créer la meilleure école du monde en se libérant de toutes les contraintes qui s’imposent habituellement aux établissements éducatifs. Première de ces contraintes, lever des fonds – une tâche chronophage pour les chefs d’établissements scolaires. « C’est souvent la première tâche du chef d’établissement. C’est pour éviter cela que nous avons décidé de tout financer nous-mêmes ».
Désormais seuls maîtres à bord, Philippe et Laurence Roux s’attaquent au rebranding de l’école, à la recherche de nouvelles méthodes éducatives et au recrutement de nouveaux enseignants. « Pour chaque poste d’enseignant français que nous publions, nous recevons environ 250 candidatures. Ce qui est important pour nous, c’est de recruter des personnes prêtes à expérimenter de nouvelles méthodes ». L’implication des enseignants dans le projet est clé : « nous construisons le projet en mode ‘bottom up’, à travers des échanges et des discussions hebdomadaires avec les enseignants ».
Parmi les nouvelles méthodes testées par The École, un bilinguisme complet, chaque matière étant enseignée en français et en anglais et chaque petite classe ayant à la fois un instituteur français et un instituteur américain; des uniformes d’un type nouveau, qui laisse beaucoup de liberté individuelle, tant dans le choix du vêtement que dans la couleur; et de façon générale, un mélange des meilleures pratiques glanées ici et là, mais sans se soumettre aux contraintes des labels, Montessori ou autre. « Nous implémentons des méthodes innovantes qui marchent bien, mais sans pour autant nous sentir obligés de les appliquer en permanence. C’est important pour nous de ne pas nous faire coincer dans une méthode », explique Philippe Roux, qui poursuit : « Nous prenons le meilleur de tous les systèmes, par exemple le focus sur la connaissance de l’éducation française avec le focus sur les compétences de l’éducation américaine ».
« Ce que nous faisons avec The École est assez similaire aux missions de Yuka ou du Café Joyeux », résume le grand donateur. Une envie de redonner à la société qui est en ligne avec la culture américaine, et la culture de Renaissance notamment. Philippe Roux rappelle que ce sont des employés de Renaissance qui ont financé le MoMath à New York, ou encore l’hôpital pour enfants de Stony Brook à Long Island. « Avec ce projet, nous touchons directement 250 familles par an, dont 20% de familles que nous aidons financièrement avec 1,8 million de dollars de bourses par an ».
Philippe Roux a fini par prendre sa retraite de Renaissance en mars dernier et travaille désormais à plein temps pour l’école avec sa femme. Ils se sont partagé les tâches : admissions, relations parents et engagement avec la communauté pour elle, administration et gestion du personnel non enseignant pour lui, les enseignants restant sous la coupe du proviseur Jean-Yves Vesseau, seul professionnel de l’éducation dans l’équipe de management de l’école.
Prochaine étape : le transfert de l’école dans le bâtiment d’à côté, en septembre prochain, qui va permettre de doubler la capacité à plus de 350 enfants par an. Un nouveau défi dans ce projet hors normes et sacrément ambitieux, celui de réinventer l’école en sortant des carcans.