« La bonne cuisine est la base du véritable bonheur ». Avec ces mots là, Auguste Escoffier, roi des cuisiniers, a fait connaître internationalement la cuisine française, rendant des millions de gens heureux. Je pense à lui tous les jours. Car, comme mes concitoyens, mes habitudes alimentaires ont changé et mon regard sur mon réfrigérateur aussi. Il est devenu l’interlocuteur indispensable en cette période de confinement. Pire, il est au centre de nos vies et de nos pensées. Notre regard a changé envers lui et surtout ce qu’il renferme n’est plus le même. C’est un ami intime qui partage nos envies, nos désirs et nos caprices. C’est un confident dont les effets sont rassurants. «Il n’y a qu’en France où on parle de nourriture en mangeant. C’est instrumental et social », me confie le chef Philippe Verpiand du restaurant l’Étoile à Houston.
Dès les premiers jours de confinement, les files d’attente devant les supermarchés se sont formées et les rayons dévalisés de peur que notre tendre ami à la maison ne se retrouve nu et dégarni. « Cette crise sanitaire a provoqué une peur collective devant une pénurie alimentaire. La peur du manque, de ne pouvoir se nourrir, une menace immatérielle. Ce qui explique l’instinct de stocker des aliments de base que les gens considèrent comme indispensable à notre confort », explique Antoine Mesnard-Duvroux, neuropsychologue au MD Anderson Hospital à Houston. Or il est impensable pour les Français de penser la nourriture comme un simple apport nutritionnel. Notre personnalité se forge par notre façon de manger.
Dans ma famille XXL, l’amour se transmet par mes petits plats cuisinés et mes recettes gourmandes. Ce confinement m’a permis d’explorer de nouvelles pistes mais aussi de déployer mon art culinaire. L’appétit de mes quatre garçons et de ma fille est devenu un laboratoire expérimental. Car l’aspect positif de cette pandémie est le temps. Plus d’horaires et plus de course contre la montre, les repas deviennent de véritables réveillons. Le succès fulgurant des cours de cuisine en vidéo en est la preuve, comme « Top Chef » ou « Cuisiner confiné » du Figaro Live. C’est devenu un passe-temps qui mêle l’utile à l’agréable. Entre évasion et valeur sûre, les repas deviennent de véritables sujets de débats familiaux. De simple amateur je suis devenue la star des fourneaux. Je deviens le chef étoilé en alliant des produits simples jamais utilisés auparavant à une création artistique ou inventive dans l’assiette de chacun de mes convives.
« La cuisine est d’abord un art. C’est un exercice périlleux qui apporte un réconfort en ces moments difficiles. C’est un retour aux sources et au fait maison » souligne Christine Solgnié, nutritionniste qui ne manque pas de rappeler que l’effet inverse est aussi vrai. A savoir, la perte des repères habituels peut entraîner une déstabilisation totale de l’alimentation. Certaines personnes ne vont pas seulement se contenter d’un petit déjeuner, d’un déjeuner et d’un dîner, elles vont grignoter toute la journée ou inventer une pause goûter, bref c’est le fameux « on mange quand on a faim ». D’autres vont plutôt opter pour le repas en continu, c’est-à-dire « le n’importe quoi, à n’importe quel moment ». « Depuis que je suis à la maison je ne peux pas commencer une réunion de télé-travail sans mes provisions de biscuits et gâteaux alors que je ne suis pas du tout gourmande encore moins sucreries », m’avoue ma voisine dont la fille, plutôt élancée et sportive déclare, quant à elle, grignoter toute la journée de façon compulsive. Pour le Docteur Mesnard-Duvroux, il est clair que certains comportements face à cet événement traduisent un refuge dans la nourriture.
« Devant le malheur public, on se réfugie furieusement dans le bonheur privé », souligne le philosophe Francis Balle. Le frigidaire devient alors le centre névralgique de nos vies, jusqu’à incarner parfois l’ennemi à abattre. Une véritable torture de le voir, une fascination dangereuse. Le stress, l’angoisse ou la déprime sont autant d’éléments déclencheurs vers une boulimie frénétique. A l’inverse, solitude et alimentation ne font pas bon ménage selon notre spécialiste de l’assiette Philippe Verpiand et ceci s’accentue en cette période de confinement jusqu’à provoquer une perte d’appétit, voire une dénutrition dans certains cas. L’annonce aussi de devoir vivre ensemble 24 heures sur 24 déstabilise les relations familiales. Finis les petits restos entre amis, la petite pause café gourmand, le déjeuner entre copines, le dîner en tête à tête, tout est réorganisé et vécu sous le même toit. Les réseaux sociaux ont eux aussi fait exploser le phénomène. Les photos d’activités manuelles abondent et la cuisine tient la première place. Instagram est le premier relais sur la nourriture avec les hashtags #food, #foodporn. Depuis le début du confinement, le site a enregistré une progression de plus de 140% de ces vues de plats. Philippe, ingénieur chez Total, a photographié avec fierté son premier bœuf bourguignon. Marie-Christine a, de son côté, réalisé une terrine de faisan aux champignons soulignant toutes les étapes du procédé. Le site est ainsi devenu un outil indispensable pour aider la réorganisation alimentaire de toute la famille. La vedette incontestée est le pain. Tout le monde fabrique sa baguette, l’alvéole boulangère devenant valeur refuge face à l’anxiété du confinement.
Car ce rapatriement à la maison chamboule les courses, les menus et la consommation de chacun. Plus je remplis mon frigidaire, plus il est dévalisé. Mieux, pour profiter de cette complicité renforcée, les enfants comme le conjoint se sont découverts des velléités de cuisinier bourrant le frigidaire « d’aliments réconfortants » comme les crêpes, les gâteaux au chocolat, les quiches aux mille parfums, les sablés au beurre salé, les crèmes caramel et les tartes aux fraises. Du coup, mon ami le frigidaire est méconnaissable. Fini les peanut butter et jelly, place aux produits du terroir sur les rayons de mon comparse de toujours. De ce fait, il est plus séduisant, attirant et on a envie d’être tout le temps plongé dans ces étagères à rivaliser d’imagination culinaire et petits plats gastronomiques. Et tant pis pour les kilos qui vont avec ! On aura tout le temps après pour les perdre et délaisser ce fidèle allié, réduit alors à accueillir des salades vertes.