Sur la table basse de son grand bureau avec vue sur Central Park, M. le Conseiller culturel a fait installer les prospectus pour la prochaine Nuit des idées, un évènement organisé par les services culturels français dans 20 villes aux Etats-Unis. « Gros enjeu pour nous, dit-il. On a décidé de le faire cette année à Jersey City, il va falloir convaincre les New Yorkais de nous suivre et de traverser l’Hudson… ». A peine plus d’une semaine après sa prise de fonction, Mohamed Bouabdallah est déjà dans le grand bain et, dit-il « j’adore ça : faire sortir les gens de leur confort, leur faire découvrir autre chose, c’est ça notre rôle ! ». Il ne tarde pas à faire le parallèle avec son histoire personnelle, avec le sourire : « moi qui viens de banlieue, j’ai passé beaucoup de temps à essayer de convaincre les gens de traverser le périph, dans les deux sens ; maintenant je vais leur faire traverser l’Hudson… L’idée est la même: faire bouger les gens et les lignes ».
Nommé début janvier pour remplacer Gaëtan Bruel (parti au cabinet de Gabriel Attal d’abord puis de la nouvelle ministre de la Culture Rachida Dati ensuite), ce diplomate expérimenté de 45 ans n’avait pas vraiment prévu d’arriver dans la Grosse Pomme. Directeur-adjoint des Affaires Politiques au Quai d’Orsay, en charge des Nations Unies, depuis 2019, il aurait dû rejoindre le Burkina Fasso, où il avait été nommé ambassadeur en avril dernier. Mais la junte au pouvoir, décidée à marquer sa rupture avec la France, a refusé son accréditation. Il a donc postulé pour ce poste de conseiller culturel (et directeur de la Villa Albertine), prestigieux au Quai d’Orsay, avec ses dix bureaux et quelque 100 collaborateurs qui, à travers les Etats-Unis, participent à la « diplomatie culturelle » française.
S’il laisse donc les affaires du Conseil de Sécurité des Nations Unies, les véto américains sur Gaza ou russes sur l’Ukraine, pour devenir porte-étendard de la culture française aux Etats-Unis, le grand écart n’est pas si surprenant. Il occupa déjà un, poste de Conseiller culturel, en Egypte, entre 2016 et 2019. « Une expérience inoubliable, dit-il. Pendant ces trois années, on a ouvert deux nouveaux instituts culturels français dans le pays -une première depuis 40 ans, lancé le chantier de la nouvelle université française d’Egypte (…) ».
Né en Seine-et-Marne, de deux parents immigrés algériens, l’un employé de bureau, l’autre nounou et femme de ménage, il n’a pas, dit-il, grandi dans un univers de théâtre et d’opéra, ses deux passions aujourd’hui. Son premier opéra c’est, déjà, à New York, qu’il y assiste, en 2011. Il était alors stagiaire ENA à la Mission française auprès de l’ONU. « Anne-Claire Legendre (alors conseillère à la Mission française, avant de devenir quelques années plus tard Consule générale de New York) m’a donné deux places pour Lucia di Lammermoor, au Met ». Mais c’est plus encore le théâtre qui le fascine. Au point de s’inscrire au Cours Florent à son retour à Paris après ce premier passage new-yorkais. Il est alors déjà au Quai d’Orsay, dans l’équipe qui négocie le traité sur le nucléaire iranien le jour; le soir il répète avec ses camarades comédiens la pièce La réunification des deux Corées. Pour cause de session de négociation serrée à Vienne, il devra se faire remplacer pour la pièce. « Entre la culture et l’histoire, il faut choisir » lui dira son chef de l’époque pour le consoler…
Ce pur produit de la méritocratie républicaine, bon élève passé par Math Sup puis Dauphine et Sciences Po, se dit aussi très attaché à l’idée de « servir [son] pays au sein de l’Etat ». Etudiant, il veut entrer à l’ENA mais le rêve se refuse longtemps à lui. Il lui faudra trois tentatives pour intégrer la prestigieuse école. Entre temps, après une multitude d’expériences dans la restauration pour payer ses études d’abord, il commence sa vie professionnelle auprès de l’Union européenne, pendant deux ans à Belgrade, puis poursuit comme attaché parlementaire ou encore conseiller du président du département de l’Essonne, avant de finalement intégrer l’ENA en 2011. En 2019, il fera partie des nombreux hauts-fonctionnaires qui viendront au secours de l’école alors qu’Emmanuel Macron en annonce la fermeture. « Le problème n’est pas l’ENA qui m’a tant donné mais la fracture territoriale et sociale » témoignera-t-il alors sur Twitter.
Une fois à l’ENA, la diplomatie est une voie naturelle pour lui : « j’avais eu cette toute première expérience de deux ans à Belgrade avec l’Union européenne que j’avais adorée… Et puis peut-être est-ce le fait que mes parents soient venus de l’étranger, mais j’ai toujours été intéressé par ce décalage que crée l’expatriation, le voyage, le pas de côté qui permet de voir le monde différemment ». Ce besoin est, dit-il, plus fort que jamais. « Le but de la diplomatie culturelle est de créer le terrain de compréhension mutuelle entre les deux pays. C’est ce travail de long terme, que je ne fais que poursuivre après mes prédécesseurs, qui rend les rencontres d’aujourd’hui et de demain possibles ». Les échanges culturels, artistiques, universitaires auquel il préside désormais, ont ce but dit-il : « permettre à chacun d’accepter l’altérité ».
Arrivé à New York depuis seulement quelques jours, ce coureur à pied ( « je me dis que je vais essayer de faire le marathon de New York l’année prochaine »), également grand amateur de basket-ball ( « j’allais voir les matches de Wemby à Levallois avant que Wemby soit connu… ») a déjà un programme de voyages chargé. La Villa Albertine, qui accueille désormais quelque 80 artistes en résidence à travers tous les Etats-Unis va forcément beaucoup l’occuper (« nous avons reçu 500 candidatures pour la prochaine promotion qui sera annoncée en juin »), mais il entend aussi se consacrer au développement de l’apprentissage du français, ou encore à celui de la coopération universitaire. « Il faut lui donner une nouvelle impulsion et ambition. Les universités sont le lieu où se fait le débat aux Etats-Unis, il faut que la France y soit encore plus présente ». Il aura à coup sûr du pain sur la planche : la situation des langues étrangères dans les universités américaines est préoccupante, avec une forte baisse des étudiants inscrits en français, comme dans la plupart des autres langues. Mais il veut y croire : « il faut montrer aux Américains que le français est une porte ouverte vers l’Europe mais aussi vers l’Afrique, le Moyen-Orient, c’est cela qui fera la différence ».
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