« Quand on vit de la danse classique c’est qu’on a décidé depuis qu’on a 4-5 ans qu’on voulait être devant un public et que ce serait notre but dans la vie. » Le métier de Mathilde Froustey, danseuse étoile au San Francisco Ballet, fait souvent rêver. Mais aujourd’hui c’est l’un des plus touchés par la pandémie Covid-19. Depuis le 7 mars, les représentations, comme toutes les activités en groupe dites non-essentielles dans les infrastructures appartenant à la ville, sont interdites.
Une décision des autorités locales dont l’artiste a pris connaissance en plein spectacle. « C’était le 6 mars, à la première de « A Midsummer Night’s Dream » (le songe d’une nuit d’été), chorégraphié par Balanchine », se souvient-elle. « C’était un show très attendu parce que c’était la première fois depuis trente ans que la compagnie dansait sur ce ballet. Mais aussi la dernière. À la fin, le directeur artistique nous a tous convoqué en scène pour nous expliquer. Il nous a donné quelques jours de repos. » Qui se sont transformés en mois.
Une période difficile. Et pour cause. « La seule expérience qu’a un danseur de ne pas monter sur scène c’est quand il est blessé… physiquement blessé », précise l’étoile. « Et là, on ne peut pas aller devant un public alors qu’on a la santé pour. C’est très frustrant, pour le corps et l’esprit. » L’ancien petit rat de l’Opéra de Paris raconte être passée d’au moins 9 heures de danse par jour à « une heure de cours dans la cuisine, via Zoom, de mars à août. On ne pouvait même pas faire de saut ni de pirouette parce que le sol ne s’y prêtait pas, c’était trop dangereux. Les répétiteurs et les directeurs nous ont même déconseillé de trop pratiquer de peur que l’on se se fasse mal ».
Pour ces passionnés, « c’est très dur, parce que le cœur de notre métier c’est d’être sur scène face à un public », rapporte Mathilde Froustey. Exit aussi l’exutoire que peut représenter son art. « Depuis la nuit des temps, les artistes transforment leurs problèmes de santé mentale en création artistique. Et là, on ne peut même pas danser comme on le voudrait. »
La danseuse envisage d’ailleurs de créer une structure de soutien psychologique spécialisée pour ses pairs. « Quelque chose qui n’existe pas encore pour prendre soin de cette part des artistes ». Pour elle, « la pandémie va changer des choses très profondes chez les gens et surtout pour les artistes qui sont des réceptacles très sensibles à tout le stress autour. » Et puis il y a l’aspect financier. « Les danseurs qui comme moi sont sous visas, n’ont même pas le droit de travailler à côté ». Or pour eux, « être devant une audience est le seul revenu ».
Dans leur malheur, les danseurs ont au moins pu compter sur les leurs. À commencer par le SF Ballet qui leur « a donné des numéros d’entraide psychologique ». Puis la solidarité a pris le relais. « Un compte Venmo a été créé. Les danseurs qui pouvaient se le permettre financièrement contribuaient pour ceux qui avaient besoin d’aide », ajoute l’étoile.
Mathilde Froustey explique être mieux lotie que d’autres danseurs. « On a la chance au SF Ballet qu’il y ait encore beaucoup de mécènes, de donateurs, qui nous soutiennent. Si on a un problème on peut vraiment les contacter, ce qui n’est pas le cas pour tous les artistes. Je ne sais pas comment un danseur freelance a pu continuer à vivre de son métier par exemple. La plupart de ceux que je connais sont retournés chez leurs parents. »
D’autres initiatives d’entraides se sont mises en place pour secourir les plus précaires. « Les syndicats ont été très actifs pour relayer les informations, beaucoup de bourses ont été créées pour aider financièrement les artistes. »
C’est en août que les danseurs obtiennent enfin l’autorisation de retourner dans les studios. L’occasion de reprendre l’entraînement et de se remettre en forme… progressivement. « Il faut réactiver chaque muscle et la coordination, on perd beaucoup de coordination quand on ne pratique pas tous les jours », détaille Mathilde Froustey.
Le SF Ballet a dû renoncer à se produire en public d’ici la fin de l’année 2020 compte tenu des contraintes sanitaires. Mais pas à son prochain spectacle : Casse-Noisette. Comme beaucoup, l’institution se tourne vers une diffusion en ligne, jusqu’au 31 décembre. Une manière de poursuivre la tradition, pour eux qui présentent Casse-Noisette tous les mois de décembre depuis 1944.