Le centre d’art The Invisible Dog va fermer ses portes le 30 mars, au terme de seize ans d’activité au 51 Bergen Street à New York. Une mutation est en cours. Le lieu est promis à une nouvelle vie. Après des années de soutien sans faille, son propriétaire, Frank DeFalco, doit se résoudre à le transformer en un espace commercial. Le centre, lui, va se déployer en d’autres formes, en d’autres lieux. « Son histoire, sa mémoire, son identité, on les déplace ailleurs » évoque le fondateur du centre, Lucien Zayan, figure incontournable du Brooklyn artistique.
Lucien Zayan et New York, c’est une histoire qui naît en 2008. Après de nombreuses expériences professionnelles dans des théâtres nationaux, le natif de Marseille s’accorde une année sabbatique. Suite à ses pérégrinations à Berlin et à Londres, il décide de s’installer quelques mois dans la ville qui ne dort jamais et dans laquelle il « ne connaît personne ». Période de crise financière oblige, impossible de trouver du travail. Mais, suivant les mots de Jeanne Moreau qui lui sont chers, il fait « le p’tit bouchon au gré de l’eau », et saisit toutes les chances qui se présentent.
Sa carrière en France, dans le théâtre, l’opéra et la danse, lui ouvre des portes. À défaut d’emploi, il enrichit son carnet d’adresses. Il obtient finalement un poste d’assistant dans une galerie de Brooklyn. Un mois plus tard, il démissionne, car, foulant les trottoirs de Bergen Street, il va tomber sous le charme d’un bâtiment de trois étages. Il projette immédiatement l’idée d’un lieu culturel. Le propriétaire de cette ancienne fabrique, construite en 1863, mais à l’abandon depuis les années 1990, accepte qu’y soit créé un centre d’art pour un an ou deux.
Lucien Zayan baptise le lieu Invisible Dog, il reprend ici le nom d’un accessoire inventé par le propriétaire actuel, Frank DeFalco, dans les années 1970. Il s’agissait d’une laisse pour animal de compagnie, rigide, qui permettait à tout un chacun de promener son chien invisible. L’accessoire rencontre un énorme succès. Le centre d’art l’utilise d’ailleurs à ses débuts en organisant un rassemblement de tous les propriétaires de chiens invisibles. Des milliers de voisins viennent participer à cette performance. Ils ont tous rendez-vous au 51 Bergen Street. Le ton est donné.
Seize ans plus tard, Lucien Zayan est toujours la figure incontournable du lieu. Incontournable et pourtant discrète. Il est un enthousiaste charmant qui porte les autres sur le devant de la scène. Adolescent, il rêvait d’être acteur, et même une « star ». Adulte, il a découvert, en travaillant dans les théâtres nationaux, le plaisir des coulisses. Il y a compris aussi la vitalité qu’une communauté offre à un lieu de spectacle. Ainsi, reproduisant ce qu’il a mis en place au Théâtre de l’Odéon, lorsque, à 24 ans, il conviait et fidélisait le voisinage, il construit, autour du centre d’art à Brooklyn, une communauté très active qui devient une part constitutive du lieu.
Si vous participez à une soirée d’Invisible Dog, vous verrez la foule et la scène se mélanger, les générations interagir, les artistes de toutes disciplines se succéder et s’encourager. Vous verrez la liberté avec laquelle s’exprime la créativité de chacun, puisqu’aucune contrainte ne leur est appliquée. C’est le credo du maître des lieux. Des bières et des pizzas seront peut-être offertes à qui veut, dans une ambiance très bon enfant. Lucien Zayan vous accueillera sans doute, en bon maître de maison, puis il disparaîtra car il est aussi omniprésent que discret. Lui se préfère architecte de l’ombre, il est un « zayan », terme égyptien signifiant « l’embellisseur ». Il laisse la lumière aux poètes, chanteurs, performeurs, danseurs, comédiens, peintres…
Si le lieu était central à cette communauté, il incombe à Lucien Zayan de le métamorphoser. Invisible Dog se mue déjà en de nouvelle épopées. Né d’un lieu, il devient une idée qui, au gré des collaborations, va investir d’autres lieux. « L’idée, c’est qu’Invisible Dog “goes for a walk“, tout en gardant la manière de travailler, des artistes extrêmement libres, sans aucune contrainte » explique-t-il.
De nouveaux chapitres s’ouvrent déjà au café Scion Project ou à l’Atelier Jolie, où Invisible Dog s’installe pour une résidence d’une année, avec pour objectif de « présenter des expositions, des performances mais aussi des ateliers ouverts a tous ». On peut y découvrir actuellement « Strand for Women », une exposition de travaux d’artistes iraniennes et afghanes qui s’inscrit dans le cadre d’une initiative internationale faisant la promotion du mouvement « Femme Vie Liberté », entamée en 2022 par l’artiste française Prune Nourry.
De ses origines égyptiennes, Lucien Zayan revendique une philosophie de vie faisant l’éloge de la lenteur et du goût. « J’ai toujours été vers là où j’étais heureux. Je suis égyptien : en Égypte, on vit au rythme du Nil, sa lenteur, ses crues » déclare-t-il. C’est pour nourrir ses racines qu’il va à la rencontre des ancêtres de sa famille, pour collecter une histoire faites de parfums, de goûts, de recettes. En fin de compte, ce qui le rend heureux, c’est de recréer ces plats et de les faire goûter aux autres.
C’est ainsi qu’en 2019 est née la Salle à Manger (SAM), l’une des expressions de The Invisible Dog, dont l’adresse est gardée secrète. Le « Zayan » aux fourneaux y reçoit des petites tablées sous la forme d’un dîner de fundraising. Chacun prend son temps, le chef explique : « Je raconte des histoires autour de la cuisine, mes lectures, les savoirs, la philosophie, l’histoire de la cuisine. » Il instille dans ses repas quelque attention particulière, comme le nagori. Emprunté au japonais, il est une chose qui vient de nous quitter mais qui va revenir, à l’exemple des dernières asperges de la saison. Peut-être en est-il ainsi d’Invisible Dog, qui en disparaissant, nous promet un retour.
On sent que sa passion des mets est intrinsèquement liée à celle des mots. Il cite l’auteure Ryoko Sekiguchi qui, avec son livre « 961 heures à Beyrouth » (éditions P.O.L, 2021), retranscrit les récits de cuisine des Beyrouthins avant le drame du 4 août 2020. Lucien Zayan ne le dit pas, mais on devine une mélancolie au fond de son regard souriant. Est-ce la page qu’il tourne aujourd’hui qui le sensibilise autant à la lecture de Sekiguchi ?
À la fin du dîner, les invités portent le tarbouche, couvre-chef d’origine ottomane très porté en Égypte avant que Nasser ne l’interdise. Pour un ultime clin d’œil à la culture égyptienne, il prend une photo des invités comme on le faisait avant Nasser, le tarbouche sur la tête, un signe d’indépendance vis-à-vis des religions. La photo va rejoindre la collection d’images accrochées au mur de la salle à manger, une inscription dans l’histoire et un acte de résistance dans ce lieu qui, lui, est encore celui du zayan. L’histoire continue.