En mars, une nouvelle peinture murale a fait son apparition dans le quartier de Williamsburg, à Brooklyn. « Stop staring, spoon me ! », nous invite un joli pot de yaourt en terre cuite bleue. De son bureau, à quelques rues de là, Lucas Praticci, le managing director de La Fermière US, la regarde du coin de l’œil. Le jeune homme, qui a fait ses armes il y a plusieurs années en tant que manutentionnaire dans l’usine La Fermière d’Aubagne pendant ses vacances d’été, est depuis cinq ans à la tête d’une quarantaine d’employés, répartis entre le bureau de Brooklyn et une usine à Saratoga Springs, au nord d’Albany dans l’État de New York. Dans moins de six mois, l’entreprise ouvrira un nouveau centre de production au nord de San Francisco. Sa mission : faire aimer les yaourts gourmands aux Américains, jusqu’ici surtout adeptes des yaourts grecs et très protéinés.
« Au-delà des contraintes légales qui nous empêchent d’importer nos produits, notre ambition a toujours été claire : produire localement aux États-Unis, en partenariat avec des producteurs de confiance, en utilisant du lait et de la crème sourcés sur place », explique Lucas Praticci. Si l’entreprise a un temps envisagé de créer une usine dans l’État de New York – la nouvelle avait alors été annoncée en grande pompe par Kathy Hochul, la gouverneure de l’État -, le projet a été depuis mis en pause suite au Covid.
À la place, La Fermière a opté pour du « co-packing » – comprenez, une forme de sous-location dans une usine existante -, à Saratoga Springs où l’entreprise apporte ses machines, ses équipes, son savoir-faire et maîtrise tout le processus de production, mais sans être propriétaire des lieux. « Nous avons fait venir de Marseille notre chef de production, avec qui nous travaillons depuis 25 ans, pour transmettre notre savoir-faire aux équipes. Il encadre aujourd’hui une équipe recrutée et formée localement. » Autant que possible, les ingrédients sont également sourcés localement – lait et crème dans la ferme où sont produits les yaourts, miel provenant d’Amérique du Nord ou du Sud, citrons de Floride ou de Californie (mais aussi de France et d’Italie). Même structure pour le site de production qui sera ouvert au nord de San Francisco.
« En France, bien que nos yaourts fassent partie des produits les plus premium du marché, ils sont présents aussi bien à la Grande Épicerie de Paris que chez Leclerc. Aux États-Unis, la réalité est toute autre, et le marché est extrêmement segmenté : par niveau de revenu, par mode de vie et habitudes de consommation. Il faut accepter de ne pas pouvoir être partout. Cela exige une approche de distribution fine et stratégique, avec une vigilance constante pour que nos produits soient au bon endroit, au bon moment et rencontrent le bon public » insiste Lucas Praticci.
De fait, La Fermière est aujourd’hui distribuée dans près de 7000 supermarchés (Wholefoods, Fairway, Wegmans, Freshmarket) et magasins indépendants (Morton Williams, Dagostino, Citarella), surtout dans les villes et les banlieues proches – une toute petite proportion des dizaines de milliers de magasins agroalimentaires du pays. « Beaucoup d’entreprises voient les États-Unis comme un Eldorado de 350 millions de consommateurs, convaincues qu’il suffit d’y être pour réussir. Mais en réalité, le marché est extrêmement fragmenté, avec de fortes disparités entre les grandes villes et le reste du pays, et des spécificités locales marquées. Pour s’y implanter durablement, il faut prendre le temps de maîtriser parfaitement son positionnement, et bien connaître ses consommateurs pour comprendre leurs attentes et anticiper leurs besoins ». Selon lui, trop de marques se lancent tête baissée et se cassent rapidement les dents.
« En France, les négociations avec la grande distribution sont très balisées, très dures. Aux États-Unis, les acheteurs ont tendance à être plus ouverts, davantage enclins à prendre des risques. Ils acceptent plus facilement de tester un nouveau produit sur une période limitée de 6 mois par exemple, pour évaluer son potentiel. En revanche, le test doit être concluant : ça passe ou ça casse.» Pour les yaourts de La Fermière, la sentence est quasi immédiate : « Nos yaourts ont l’une des durées de vie les plus courtes du rayon [environ 30 jours contre 60 à 90 jours pour la plupart des yaourts]. De ce fait, tout se joue très vite lorsqu’on ouvre un nouveau compte, car les acheteurs peuvent tirer des conclusions rapides sur le potentiel du produit. Il faut être préparé, réactif et capable de prouver la performance du produit en très peu de temps. »
L’entreprise a commencé petit, dans 5 à 10 magasins indépendants sur la côte Est : « Notre premier test était chez Zabar’s, dans l’Upper West Side, raconte Lucas Praticci. Le test a été concluant, et ça a donné confiance aux autres. » Aujourd’hui, la firme connaît des taux de croissance de 30 à 50% par an, mais elle avoue limiter parfois volontairement sa croissance en refusant certaines propositions pour se concentrer sur la qualité de sa production : « Nous avons vu d’autres marques vouloir aller trop vite, trop fort au point de perdre leur identité. À force de vouloir plaire à tout le monde, elles finissent par brouiller leur propre positionnement. Garder un fil rouge clair est essentiel pour durer.»
L’objectif de La Fermière est aussi de faire évoluer les habitudes de consommation de yaourt aux États-Unis, qui sont « à des années-lumière de celles des Français, explique Lucas Praticci. Il suffit de comparer la taille des rayons yaourts en supermarchés, sensiblement plus petits aux États-Unis qu’en France. » De fait, les Américains se sont convertis beaucoup plus récemment au plaisir du dessert laitier : « Leurs habitudes de consommation ont beaucoup changé ces 10 dernières années avec l’arrivée des yaourts grecs. Des marques comme Chobani ou Fage ont largement contribué à faire exploser le marché. Aujourd’hui, le consommateur américain est en quête de nouveauté : pas seulement pour son petit-déjeuner, mais aussi en dessert et pour des pauses gourmandes tout au long de la journée.»
Objectif affiché : devenir la référence sur le marché du yaourt indulgent. La marque propose également des desserts (crèmes aux œufs, mousses au chocolat…), qui ont même détrôné ses yaourts en France, mais de ce côté de l’Atlantique, la priorité est au yaourt : « Le marché du dessert lacté en est encore aux balbutiements aux États-Unis, difficile de détrôner les glaces ou les gâteaux. La croissance est lente, mais prometteuse. Les chiffres et les études de marché nous confortent dans le fait que cette catégorie est promise à une forte accélération dans un futur proche. »
Pour réussir sa mue américaine, La Fermière a adopté une stratégie marketing innovante, en ligne avec un marché plus innovant et plus curieux qu’en Europe : dîners à base de yaourt dans un loft pour les influenceurs et les clients les plus fidèles de la marque, pop-up shops à New York et Los Angeles, évènements dans une poterie de Brooklyn, pots en terre cuite de toutes les couleurs, édition spéciale St Valentin… Le positionnement de marque est sensiblement plus premium aux États-Unis qu’en France, où la communication est plus traditionnelle.
L’innovation se retrouve jusque dans les produits : la marque a récemment lancé une gamme florale (rose, jasmin, lavande), qui marche bien. « Nous n’aurions pas pu lancer cela en France », analyse Lucas Praticci. Mais dans cette entreprise privée, propriété du groupe familial Tarpinian, les dépenses marketing restent limitées : « Nos budgets restent très raisonnables et maîtrisés, et nous réalisons encore la grande majorité de nos campagnes marketing en interne. »
Avec près de 30 millions de dollars de chiffre d’affaires, La Fermière US est encore deux fois plus petite que la maison mère française – mais Lucas Praticci voit grand. En ces temps de guerre commerciale, de beaux produits français made in the US sont une stratégie gagnante – si tant est que le marché pour les produits premium ne se contracte pas trop.