Le dernier film de Jacques Doillon, Le Premier Venu (2008), s’ouvre sur une scène étrange. Sous le seil du nord, Camille, une belle et très jeune fille à la dégaine mystérieuse, court après une petite frappe, Costa, un voyou des campagnes, d’une dizaine d’années de son ainé et étonnemment bien plus petit qu’elle. Elle lui demande de s’excuser, il lui demande de partir. On ne sait pas pourquoi. Petit à petit, le drame se met en place, un triangle amoureux ou Camille, Costa et un policier nommé Cyril, se fuient et se suivent.
La caméra intime et attentive de Jacques Doillon filme les personnages dans les recoins de leurs âmes, avec pudeur, mais sans jamais rien épargner de leurs noirceures ou de leurs lâchetés. Comme pour chacun de ses films, Le Premier Venu repose, dit Jacques Doillon sur “la grâce des acteurs” et des scènes tournées à l’instinct. Le réalisateur français filme sans répétition préalable, dans la continuité de l’histoire, pour permettre aux acteurs de construire leurs personnages. Les scènes sont souvent trounées 15 à 20 fois, pour obtenir “cette chose de l’instant incroyable“, car “une scène de cinéma, ce n’est pas juste que du bon boulot“.
Sorti en France en avril 2008, le film n’a pas encore trouvé de distributeur américain. C’est donc en avant-première que le French Institute Alliance Française, le FIAF, a diffusé le film début mars, en présence de Jacques Doillon lui-même. Depuis début février, il est l’objet d’une importante rétrospective, avec un de ses films diffusé chaque mardi au Florence Gould Hall. Jusqu’au 31 mars, vous pouvez ainsi assister à la projection de La Drôlesse (1979) le 10 mars, Les Doigts dans la Tête (1974) le 17 mars, La Femme qui Pleure (1979) le 24 mars, et enfin, Raja (2003) le 31 mars à 12.30pm, 4pm et 7.30pm.
French Morning: Vous insistez souvent sur l’importance des acteurs dans vos films, et la confiance que vous leur accordez. Est-ce difficile de trouver les acteurs qui conviennent à vos personnages?
Jacques Doillon: Ce qui m’intéresse avant tout, c’est la personnalité de l’acteur. Je ne peux pas travailler avec une personne qui ne m’intéresse pas. L’aspect professionnel, la virtuosité, c’est important, mais ça ne compte pas plus que ça. C’est ce qui explique que je tourne beaucoup avec de gens qui ne sont pas des professionnels. Dans Le Premier Venu, Clémentine (ndlr: Beaugrand, qui joue le rôle principal, Camille) n’en est pas une, celui qui joue le policier non plus (ndlr: Guillaume Saurel). Tout est une question de confiance. Il s’agit d’arriver à stimuler le désir des acteurs: à la fois le désir de jouer entre eux et le désir de jouer avec moi. Contrairement à beaucoup de réalisateurs, je n’ai pas peur de tourner avec des enfants, au contraire. Dans un de mes derniers films, Ponette (1996), l’actrice principale a 4 ans. (ndlr: Victoire Thivisol, qui a reçu le prix d’interprétation féminine à la Mostra de Venise alors qu’elle n’avait que 5 ans) . A partir du moment où je crois en mes acteurs, rien n’est difficile.
Clémentine Beaugrand, qui joue Camille, est la révélation du film. Est-ce qu’elle a été une évidence pour ce rôle?
Avant même de l’auditionner, il m’avait déjà semblé que c’était elle qu’il fallait pour le rôle. Je l’avais rencontrée, on avait un peu parlé et elle m’avait plu. C’est sûr que l’on peut se tromper dans le choix des acteurs, mais il faut aussi se faire confiance. Je suis uniquement certain de deux choses: je ne veux pas tourner avec des gens avec qui je n’ai pas envie de rester cinq semaines, et dont je n’ai pas envie de faire une espèce de portrait. Un film, c’est non seulement de la fiction, mais c’est aussi une sorte de documentaire.
Dans {Le Premier Venu, le paysage est extrêmement présent, comme un quatrième personnage. C’était voulu?}
En fait, je ne prévois jamais rien à l’avance. J’essaie le plus possible d’oublier la scène; par exemple, je ne la relis jamais la veille. Souvent, le choix du lieu ne compte pour rien: cela va être en fonction des subventions que je reçois de telle ou telle région. Pour ce film précisément, Le Premier Venu, j’étais allé me promener en Baie de Somme effectuer une sorte de repérage, et j’ai trouvé que c’était un lieu formidable, d’une grande force. Tout d’un coup, je ne savais pas encore comment j’allais tourner, ni quels plans j’allais faire, mais je savais que cela allait être là.
Comment se décide ensuite la mise en scène?
Je place la caméra en fonction de mon humeur, de ce que je ressens chez les acteurs, et de choses aussi simples que l’heure de la journée, le temps dehors…Je m’adapte complètement, ce qui me permet d’être beaucoup plus libre. Pour Le Premier Venu, nous avons eu la chance de tourner à une saison formidable, la fin de l’hiver, avec une lumière magnifique.
Le personnage de Camille est le pilier central du film. Quelle a été votre inspiration pour ce rôle?
Elle pourrait être un personnage d’un roman russe, Dostoïevski par exemple. J’avais l’idée d’un personnage, jeune, qui se lasse de ne pas réussir à s’ouvrir aux autres, et d’être juste dans la séduction immédiate. Cette fille, elle a le désir d’aimer vraiment, et pas forcément la personne la plus méritante ou la plus attirante. Elle se dit que si elle agit comme tout le monde, en étant peu curieuse, elle risque de rater une personne qui, au premier abord, ne parait pas bien formidable. Alors elle décide de prendre le temps et le soin pour regarder vraiment cette personne, pour lui rendre sa part d’humanité. Voilà, j’avais envie d’un personnage comme Camille, qui parait peu réaliste, ou du moins, très singulier. Cela fait écho à ma propre vie. Je peux aujourd’hui, plus qu’autrefois, regarder avec un peu plus d’amour des gens qui ne paraissent pas valeur le coup au premier coup d’œil. Je suis un cinéaste plus attentif.
Lorsque vous revoyez les films de vos débuts…
Je ne revois jamais mes films! J’aurais trop peur de m’agacer! J’aimerais que toutes les scènes fonctionnent admirablement, ce qui n’est pas le cas. Je suis amoureux des films des autres, mais pas des miens.
Est-ce que des films comme les vôtres ont encore leur place dans le cinéma français?
Ils devraient avoir leur place. Mais dans cette société de loisirs et de divertissement, les réalisateurs comme moi sont devenus hors-champs et totalement marginalisés. C’est à cause de la mauvaise éducation de cette mauvaise télévision. Pourtant, ce ne serait pas très compliqué de rendre les gens un peu plus curieux, mais la télévision est aujourd’hui entre les mains d’annonceurs qui ne veulent qu’une chose: que les gens continuent à sommeiller devant leurs écrans. Il y a vingt ans, il y avait des salles pour ce genre de cinéma (ndlr: le sien), maintenant il n’y a plus de salles, donc il n’y a plus de public. Les distributeurs ne proposent plus que des films d’action et de divertissement, il n’y a plus que ça, alors forcément, les gens ne sont plus très critiques, ni très curieux. Ce qui fait la production de films comme Le Premier Venu, est devenue très délicate.