Des femmes volumineuses et nues qui posent en groupe et sourient comme les joueurs d’une équipe victorieuses de football. Le spectateur hésite à se détourner ou à s’approcher. L’oeuvre d’Ariane Lopez-Huici, dont les photos sont montrées jusqu’au 2 février à la galerie de la New York Studio School (8W. 8th St.) surprend et choque, dans le contexte du puritanisme newyorkais. C’est une oeuvre qui vient d’ailleurs, mais à laquelle seule la liberté de New York a permis d’éclore.
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1. Enfance orpheline
Ariane Lopez-Huici est née à Biarritz d’un père basquo-chilien et d’une mère lorraine. En elle les deux extrêmes, le nord et le sud, se rejoignent. Ses parents anarchistes ne croient pas à l’éducation. Elle habite pendant dix ans avec ses parents et son frère aîné sur un voilier qui vogue de pays en pays méditerranéen. Elle ne va pas vraiment à l’école. Elle a dix ans quand ses parents meurent dans un accident de voiture.
Sa vie change du tout au tout. Elle part vivre chez ses grands-parents maternels à Paris, où habitent également ses grands-parents paternels, anciens ambassadeurs du Chili à Vienne. Elle a un tel retard scolaire que ses grands-parents l’inscrivent dans un cours spécialisé pour enfants malades. Entre dix et dix-sept ans, elle vit une vie normale, et acquiert la conviction qu’elle ne veut pas de cette vie programmée et bourgeoise. Elle est mauvaise élève. Tout ce qui est scolaire l’ennuie. L’école est trop éloignée de ses préoccupations, qui consistent à tenter de résoudre les complications de la vie. Tôt, elle décide d’aller vers ce qui la passionne: l’art. Elle ne sait pas encore sous quelle forme.
2. Le goût de l’ailleurs
Après un passage par l’école du musée Nissim de Camondo, elle cherche du travail. Une des lettres qu’elle envoie reçoit une réponse: on lui propose de partir à New York travailler comme assistante dans un bureau d’architecture. Elle débarque à New York, où elle vit dans un hôtel pour femmes avant de partager un appartement avec d’autres filles, séduite d’emblée par la liberté et l’énergie qui viennent de la multiculturalité. L’idée qu’elle a de New York lui vient des films hollywoodiens avec Marlon Brando et James Dean: celle d’une Amérique sexuelle et libre. Elle est jeune, a beaucoup d’aventures, et ressent la légèreté d’être une étrangère. Mais son contrat prend fin au bout de deux ans: elle est contrainte de rentrer en France
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Même à Paris, l’ailleurs l’attire. Elle rencontre chez des amis un cinéaste brésilien deux fois plus âgé qu’elle, Nelson Pereira Dos Santos, père du cinéma novo brésilien, qui l’embauche comme assistante, devient son amant et, le premier, l’oriente vers la photo. Elle a choisi instinctivement la main qui se tendait pour l’aider à sortir d’une certaine conformité bourgeoise et parisienne. Nelson, qui fait du cinéma dissident dans un pays dirigé par des militaires, est un homme de gauche et un contestataire. Pendant cinq ans, Ariane voyage entre Paris et le Brésil. Mais elle sent la fin: au Brésil, Nelson a sa famille. Il faut qu’elle prenne son indépendance.
3. New York, ville pour les artistes et les femmes
En 1976, à Paris, dans une galerie d’art de la rue Beaubourg, elle rencontre le sculpteur français qui, un an plus tard, deviendra son mari. Alain Kirili séjourne souvent à New York. Elle l’y rejoint. Ils décident de s’y installer en 1980, quand l’opportunité se présente d’acquérir à Tribeca un loft d’artiste. New York est à l’époque une ville où l’on peut vivre avec pas grand chose. Pour cette génération d’artistes des années 70 et 80, c’est l’équivalent de Florence à l’époque de la Renaissance. C’est aussi une ville pour les femmes: tout y est permis. Contrairement à la France où on est toujours la femme de quelqu’un, à New York on existe par sa propre activité. Les artistes femmes se battent avec énergie pour être acceptées. Ariane se sent proche du mouvement des “gorilla girls” qui placardent les galeries n’exposant que des hommes et s’indignent à l’idée qu’une femme doive être nue pour entrer dans un musée—en montrant l’Odalisque de Courbet. Sa première reconnaissance comme photographe lui vient en Amérique, quand le musée d’art de Dartmouth College consacre en 1977 une exposition à ses portraits d’artistes.
4. L’excès de la chair
Son intérêt pour le corps se précise. Lors de plusieurs voyages en Inde, elle photographie des femmes en train d’accomplir les tâches les plus dures, et mélange ces portraits avec des photos érotiques. Dans un groupe-show à Paris elle rencontre un danseur qui accepte de se laisser photographier par elle en train de se masturber. La masturbation masculine vue par une femme lui semble un sujet intéressant parce que tabou et non traité, alors que de nombreux artistes, comme Rodin dans ses dessins érotiques, ont traité de la masturbation féminine. Elle en tire une série, “Le solo absolu,” montrée en 92 dans une galerie alternative de New York, AC Project Room. Au cours de l’exposition elle est approchée par une femme volumineuse, Aviva, modèle dans le milieu de l’art. Ariane souhaiterait la photographier. Après avoir refusé d’être montrée sans transposition, Aviva finit par accepter.
La femme dans l’excès de la chair, c’est aussi un sujet tabou. Ariane a un projet: donner voix à la différence. Il lui semble que ces femmes-là ont également le droit d’être représentées nues et qu’elles ont une beauté. À Paris un ami américain, le sculpteur Martin Puryear, lui présente une autre femme rubanesque, soeur d’un de ses assistants: Dalila Khatir. Française musulmane d’origine berbère, Dalila refuse d’abord de se laisser photographier nue. Elles commencent une série avec des voiles, que Dalila ôte ensuite progressivement. Inspirée par le travail d’Ariane, Dalila décide d’accomplir l’acte de courage qui consiste, pour une femme de sa religion en 2008, à se montrer nue.
Pour Ariane, la nature de son travail reste essentiellement liée à son exil newyorkais. Passionnée par la différence, c’est à New York qu’elle a trouvé le courage de montrer un corps différent, à une époque où le corps doit être parfait, lisse, sans ride, plein de botox. Il y a, chez ces corps différents, une blessure plus visible que chez d’autres. C’est cette blessure qu’Ariane souhaite exposer, signe de rupture avec toute forme de conventionalité. Cette blessure, c’est aussi la sienne. Petite et fluette, elle est en sympathie avec ces corps volumineux qu’elle photographie. C’est à New York que l’orpheline à l’histoire familiale différente de celle de tous ses camarades de classe parisiens a appris, quand elle avait vingt ans, à accepter sa différence et assumer sa blessure.