«Tout va me manquer!» Anne Poulet balaie du regard les murs de son bureau, ses yeux clairs s’attardent sur les trois paysages hollandais réunis par Henry Clay Frick et s’arrêtent sur le portrait du violoniste italien Bruni, peint par Césarine Davin-Mirvault, élève de Jacques-Louis David, et acquis par la fille du collectionneur. Le tableau du musicien, accroché au-dessus de sa table de travail, illumine toute la pièce. Dans quelques jours, le 30 septembre, Anne Poulet quittera les lieux qu’elle occupait depuis 8 ans. «Sans regret», car c’est elle qui a choisi de partir. Elle l’avait annoncé l’an dernier. «À 69 ans, j’estime qu’il est temps de me retirer. J’ai envie de faire encore beaucoup de choses – poursuivre des recherches, écrire, voyager notamment en France – et quand on dirige un tel musée, il est très difficile, voire impossible, de faire cela».
En octobre 2003, quand elle fut choisie pour diriger la Frick Collection, Anne Poulet fut la première surprise. Aucune femme n’avait encore occupé ce poste depuis la création du musée, en 1935. «C’était un grand risque pour la Frick car, en plus, je n’avais jamais été Directeur ». Elle possédait toutefois une solide expérience d’administrateur, après avoir été, durant 19 ans, Conservateur en chef du département de la Sculpture et des Arts Décoratifs au musée des Beaux Arts de Boston. Et au moment où le musée new-yorkais cherchait un nouveau directeur, elle venait d’être confirmée dans son expertise de Jean-Antoine Houdon, suite au succès de son exposition sur le sculpteur français à la National Gallery of Art de Washington, au Getty Museum de Los Angeles et au Château de Versailles.
«Je suis 100% Américaine et francophile», assure Anne Poulet dans un français impeccable. Originaire du petit village de Washington en Pennsylvanie, elle s’est orientée très tôt , «par éducation et par goût», vers l’histoire de l’art européen. Elle étudie à l’École du Louvre à Paris et à New York, épouse un Français «qui n’a jamais souhaité adopter la citoyenneté américaine», et, baignée dans la double culture, devient spécialiste du sculpteur français Clodion (contemporain de Houdon), sujet de sa thèse de doctorat. C’est à cette occasion qu’elle fréquente assidûment la bibliothèque de la Frick Collection. Elle connaissait donc bien le musée quand elle a pris son poste.
La Direction exige toutefois d’autres qualités. «La difficulté pour un directeur, surtout s’il a été conservateur, c’est de ne pas se mêler de la collection justement. Un directeur doit établir les principes et les grandes lignes de l’organisation, choisir les meilleures personnes pour les postes et les laisser travailler». Pour autant, la responsabilité des acquisitions et des donations lui revient. Un tiers de la collection de la Frick a été acquis après la mort du fondateur, en 1919. «Dans son testament, Frick a donné son feu vert à l’enrichissement de sa collection. Seules contraintes: les œuvres devaient être de la même qualité et de la même époque chronologique et géographique» que celles léguées par l’industriel américain. Le champ est large: si Henry Clay Frick commenca par réunir des peintures du 19e français – Corot, École de Barbizon – il rassembla en 40 ans des centaines de tableaux, sculptures, céramiques et porcelaines des 16e au 19e siècles. «Frick a toujours voulu un Poussin ou un Rubens, nous continuons à chercher dans ce sens » s’enthousiasme Anne Poulet.
Les actions dont elle tire le plus de fierté? «J’en retiens cinq», déclare-t-elle après un moment de réflexion. «J’ai entretenu un rapport merveilleux avec le conseil d’administration», ajoutant 11 membres aux 7 existant à son arrivée; elle aida à moderniser la bibliothèque, devenue un centre de recherche très documenté pour les conservateurs mais aussi, «et c’est plus rare», pour les chercheurs et spécialistes de l’histoire des collections; Anne Poulet entama également un ambitieux programme de rénovation: toutes les pièces, exceptée la salle à manger, ont été refaites. Enfin une nouvelle galerie donnant sur la Fifth Avenue, le Portico, a été construite, première création depuis 1977 qui sera inaugurée à la fin de l’année.
Mais la plus grande fierté d’Anne Poulet, c’est certainement la bonne situation financière du musée. Le budget, de $180 millions à son arrivée en 2003, s’élève auourd’hui à $220 millions (chiffres de la Frick Collection) et, ce, malgré la crise économique. «Nous n’avons licencié personne des 220 employés, et avons maintenu toutes nos expositions». Récolter l’argent constitue le plus gros travail des directeurs de musée aux États-Unis. Contrairement au Metropolitan Museum (Met), construit sur un terrain de la ville, la Frick Collection est un musée totalement privé, aucune subvention n’est à espérer, même en cas de coup dur. Les recettes des entrées variant peu (environ 300.000 visiteurs par an), le fundraising est donc primordial. Anne Poulet a créé le Director’s Circle, sorte de club de bienfaiteurs composé de 45 membres «qui donnent $30.000 par an, quoi qu’il arrive». Ces généreux donateurs garantissent ainsi plus d’un million de dollars, annuellement, au musée. « Avec l’effort incroyable de chaque département à réduire ses dépenses pendant 2 ans – moins de voyages pour les recherches, moins de frais de réception -, la Frick a ainsi gardé son personnel durant la crise de 2008-2010», voire a réussi à pérenniser des postes créés par Anne Poulet, comme celui du Conservateur des Arts Décoratifs occupé par la française Charlotte Vignon. Plusieurs acquisitions ont été réalisées également, dont La Danse du temps: 3 nymphes portant une horloge signée Lepaute de 1788, placée sur la cheminée de la Fragonard Room.
Anne Poulet avoue avoir passé la plus grande partie de son temps à cultiver ses relations avec les donateurs et les collectionneurs. Elle a ainsi obtenu l’assurance de l’un de ses amis, Henry Arnhold, de léguer à la Frick 230 œuvres – dont des Porcelaines 18e de Meissen – « qui s’intègreront parfaitement à la collection». Elle pourra donc partir sereinement, avec le sentiment du travail accompli.
Le 3 octobre, son successeur Ian Wardropper, actuel Directeur du département de la Sculpture et des Arts Décoratifs européens du Met, prendra le relais. «Je lui souhaite autant de joie que j’en ai éprouvée ici», murmure Anne Poulet avec émotion en achevant l’entretien. Elle se lève et, avant d’ouvrir la porte de son bureau, se tourne vers le tableau accroché derrière son fauteuil. Dernier regard complice vers le violoniste italien qui, durant 8 années, l’a accompagnée de sa petite mélodie.