L’image d’Elon Musk le 11 février dernier, pontifiant sur le DOGE (« Agence de l’efficacité gouvernementale ») dans le bureau ovale avec son fils sur ses épaules, pourrait bien être le raccourci le plus saisissant de la présidence de Donald Trump depuis son retour au pouvoir, avec un Elon Musk inspirateur majeur de la politique américaine et par là même symptôme des dérèglements de la société américaine.
Libertarien convaincu, ayant fait fortune dans la Silicon Valley, l’État est, pour Elon Musk, non le garant du contrat social mais une nuisance à éliminer. Ce discours, porté par un entrepreneur à succès, qui véhicule le mythe du rêve américain, rencontre un écho certain aux États-Unis, d’autant que l’État fédéral n’a pas été capable de prouver son bien-fondé auprès de beaucoup d’Américains.
Dans un pays où le coût de la santé est prohibitif, le coût de l’éducation supérieure rédhibitoire pour nombre de familles, où l’espérance de vie diminue, ce discours résonne particulièrement. Casser l’État fédéral apparaît sans risque dès lors que celui-ci apparaît inefficace, impuissant, et dont la légitimité a été sans cesse remise en cause depuis au moins 30 ans.
Si la vague anti-État a démarré avec Ronald Reagan – « Le gouvernement n’est pas la solution à nos problèmes, le gouvernement est le problème » (1981) -, celle-ci a véritablement décollé avec Newt Gingrich et son Contract with America en 1994, puis avec le Tea Party en 2010, deux mouvements créés en réaction à l’arrivée au pouvoir de présidents démocrates, Bill Clinton en 1992 puis Barack Obama en 2008.
Avec un État en panne d’efficacité et de justice sociale, attaqué en permanence et privé de ressources, créant ainsi un cercle vicieux, il n’est guère étonnant que la mission destructrice de cet État par Elon Musk rencontre un soutien populaire, ou en tous les cas ne crée pas une vague de contestation à la hauteur de la radicalité des coupes qu’il ordonne, bien que sa popularité personnelle soit en berne et commence à troubler (timidement) des élus républicains.
L’absence de réaction majeure, au-delà de quelques mouvements d’humeur bien timides, des républicains du Congrès dont les électeurs sont ou seront touchés massivement, est encore plus troublante. Ils ont non seulement abdiqué leur responsabilité première, celle de l’allocation des budgets, mais ils voient des institutions, dont leurs électeurs ont besoin, être affaiblies voire détruites méthodiquement. Leur refus de contrer Elon Musk vient de la peur, alimentée par le poids absolument délirant de l’argent dans la démocratie américaine, et par un redécoupage électoral massif.
Le redécoupage (gerrymandering) explique en effet que la majorité des circonscriptions sont solidement démocrates ou solidement républicaines. De ce fait, les membres du Congrès ne sont pas incités à trouver des compromis. ils pensent avant tout à satisfaire leur base, chacun craignant d’être battu non par le camp d’en face mais par un membre de son propre parti, plus radical, qui lui contesterait l’investiture du parti.
Depuis une décision de la Cour Suprême en 2010, l’argent coule à flot dans la politique américaine. Quand Elon Musk menace de dépenser 100 millions dollars contre tout député républicain qui se mettrait en travers de sa route en finançant un concurrent dans une primaire, il est pris au sérieux car le système et sa fortune rendent cette menace crédible. Ajoutons que les élections législatives ont lieu tous les deux ans, ce qui rend la menace de se voir contester la nomination par le parti absolument permanente, un député passant d’ailleurs le plus clair de son mandat à lever de l’argent et préparer sa réélection et non à légiférer…
L’absence de régulation des réseaux sociaux sert aussi les desseins d’Elon Musk. Se mettre en travers de sa route, c’est s’exposer à sa vindicte et à celle de ses 250 millions de followers qui peuvent disséminer à foison des contre-vérités et des calomnies sans risque, au nom de la liberté d’expression sacralisée aux États-Unis. Dans un pays où 1 500 émeutiers du 6 janvier ont été graciés et où le port d’armes est généralisé, ces menaces ne sont pas à prendre à la légère. Ainsi des sénateurs ont admis avoir été menacés de mort s’ils ne votaient pas la confirmation de certains ministres de Donald Trump…
Enfin, Elon Musk ne peut prospérer que par la grâce du système médiatique et de l’existence de véritables bulles cognitives. Beaucoup auront une vision biaisée des coupes en cours, même celles les affectant, en regardant Fox News ou consultant X. L’aspect hyperpartisan de la politique américaine limite le retour de bâton potentiel (tout en ne l’empêchant pas complètement) : beaucoup d’électeurs rationalisent ce qui vient de « leur » camp, une même mesure venant du camp opposé serait vouée aux gémonies.
Défiance envers l’État, poids de l’argent dans la politique, absence de régulation des médias, Elon Musk ne prospère en fait que sur les défaillances majeures qui existent dans les autres démocraties occidentales mais qui sont exacerbées aux États-Unis, et dont les Américains paient aujourd’hui le prix fort. Un prix que les Européens feraient bien de comprendre pour éviter de le payer à leur tour dans le futur…
À propos de l’auteur : Né à Paris, Sébastien Lévi a quitté la France pour Miami en 2010 avec sa femme et ses enfants pour une expatriation avec L’Oréal. Après deux années en Israël, il est revenu aux États-Unis en 2017, à New York. Sébastien Lévi a également été le correspondant aux États-Unis pour les Cahiers Bernard Lazare entre 2020 et 2024. Il est aujourd’hui le correspondant aux États-Unis pour Radio J. Il intervient également sur la chaîne i24 News, et est contributeur occasionnel pour le site lejournal.info.
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