Il est à la tête d’un restaurant au nom prestigieux, avec des investisseurs richissimes et célèbres et pourtant…
Et pourtant Philippe Delgrange est nostalgique de son ancien Bilboquet, le restaurant de poche qui pendant 27 ans, au 25 East 63rd Street, a joué au St Tropez de l’Upper East Side, où millionnaires, stars et starlettes se côtoyaient pour manger le fameux poulet cajun servi par un personnel à l’enthousiasme très français…
“C’était un bijou incroyable ce restaurant”, soupire le restaurateur. Seulement voilà, il a fallu le fermer: le propriétaire de l’immeuble a refusé de renouveler le bail. Alors Philippe Delgrange râle: “ici tout le monde s’en fout, c’est pognon, pognon. Je ne suis pas le premier: quand la Goulue a fermé c’est passé inaperçu! Et même quand Elaine -Elaine!- a fermé (NLR: après le décès de la légendaire propriétaire Elaine Kaufman), personne n’a repris”.
Bref, tout fout le camp. Mais le Bilboquet, lui, reste: malgré la nostalgie du patron et “ce monde de plus en plus vulgaire”, Philippe Delgrange a rouvert (fin octobre) un Bilboquet bis, à trois “blocs” de l’ancien, au rez-de-chaussée du FIAF (French Institute Alliance Française). L’endroit est trois fois plus grand (100 places contre 35 auparavant) et né sous le signe de l’argent. Philippe Delgrange, 61 ans, a désormais trois investisseurs: le milliardaire Ron Perelman, le musicien Eric Clapton, et le promoteur immobilier Steve Witkoff. “C’étaient des clients, ils se sont battus pour que je garde le restaurant lorsque le propriétaire des murs de l’ancien nous a mis dehors”.
Clapton fréquente le restaurant depuis vingt ans. La relation avec Ron Perelman a elle été plus chaotique: elle a commencé par une plainte en justice de la part du milliardaire, qui se plaignait des nuisances occasionnées par les très bruyants et chantants clients du Bilboquet, voisin de sa townhouse. Les deux hommes se sont plus tard réconciliés, au point que Perelman a même tenté de racheter le building de l’ancien Bilboquet pour sauver le restaurant. Faute d’avoir pu le faire, il est donc devenu investisseur dans le nouveau.
“Et alors il a fallu recréer un endroit qui soit le Bilboquet, c’est ça qui a été difficile”, soupire le restaurateur. La tâche est revenue à la décoratrice Carolina von Humboldt. Assise à côté de Philippe Delgrange, à une des tables qu’elle a dessinées et fait faire sur mesure en France, elle sourit quand le patron explique qu’il change beaucoup d’avis et reconnait qu’il n’est “pas facile”. “On s’est beaucoup engueulés, dit-elle, mais ce qui comptait le plus pour lui c’était de ne pas faire des choses qui ne “fassent” pas Bilboquet. »
Le fameux bar en étain, centre de l’ancien établissement, a été refait sur le même modèle “mais en beaucoup plus grand”. Les lampes chinées chez des antiquaires “à travers le monde”.
Alors content le patron? “L’endroit a la possibilité d’être spécial… On verra”. On ne pourra pas lui reprocher de faire dans la langue de bois marketing. Mais il s’en fiche: “le Bilboquet ça n’a jamais été une réussite financière. C’était autre chose, une bande de copains, un groupe de gens qui se mettaient au diapason. Au Bilboquet viennent les gens les plus riches, les gens les plus connus, mais je ne laissais pas rentrer tout le monde. Il n’y avait pas d’enseigne, on ne répondait pas au téléphone. C’était autre chose”.
Voilà ce qui le tracasse le patron: “l’esprit Bilboquet” va-t-il résister au déménagement, et surtout à la pression? “Le loyer est énorme ici, c’est ça le problème. Il faut être fou pour se lancer dans un truc comme ça. Il faut qu’on fasse 8 millions de chiffre d’affaires annuel pour payer les factures…” Le patron-copain-chef-de-bande est devenu, malgré lui, un entrepreneur. Deux autres établissements à l’enseigne Bilboquet ont ouvert, à Dallas et à Sao Paulo, au Brésil. Un autre est en préparation à Atlanta. “Maintenant, si vous n’avez qu’un seul restaurant, vous ne tenez pas”…