Remplacer le traditionnel cheese cream par une portion de Vache qui rit sur le bagel du matin: c’est le défi ambitieux lancé par Eric de Poncins lors de son arrivée aux États-Unis. «Je vous le conseille, c’est délicieux», assure le patron des Amériques de Bel, le 3e groupe fromager français, derrière Lactalis et Bongrain. Eric de Poncins sait être convaincant. Il a su persuader la famille Fiévet, descendante du fondateur Léon Bel et propriétaire majoritaire de la marque, que le Nouveau Monde était un marché d’avenir. «Quand j’ai été embauché chez Bel, il y a 10 ans, les Amériques en général et les États-Unis en particulier, n’étaient pas dans la stratégie du groupe. J’étais convaincu du contraire.»
Eric de Poncins était déterminé à traverser l’Atlantique. Un peu par goût du voyage, très prononcé chez cet ingénieur agronome de 48 ans. Avec un grand-père secrétaire général de Total, un père dans des organismes internationaux tels que l’ONU et la Banque Mondiale et une mère d’origine hollandaise, le virus de l’ailleurs a été pris au berceau. Son attachement pour les États-Unis date de 1987, lors de son VSNE effectué à New York au sein du cabinet d’audit Mazars, son premier employeur. « Deux années super. J’étais jeune marié, ma femme travaillait pour Lalique à Manhattan, on a adoré. » Il a poursuivi les voyages: en Europe de l’Est pour Pernod Ricard, au Maghreb et au Moyen-Orient pour Bel, à chaque fois à des postes de responsable de développement. Et depuis 2007, il a retrouvé les États-Unis, avec tout un continent à conquérir.
The Laughing Cow n’y était pourtant pas inconnue. Les boîtes rondes en portions triangulaires sont vendues aux États-Unis depuis 1970. Mais pendant des années, les ventes étaient réalisées dans une logique d’exportateur. « En gros, on vendait pour les expats français. Ce n’est plus du tout la stratégie actuelle », déclare Eric de Poncins. « Bel Americas a été créé il y a 3 ans à New York pour animer les activités de la zone. Cette structure chapeaute Bel USA installé à Chicago, Bel Canada à Montréal et, depuis 18 mois, Bel Mexico dans la capitale mexicaine”. Deux françaises dirigent les filiales canadienne et mexicaine, mais Eric de Poncins a choisi un Américain pour diriger la filiale étasunienne. « Quand Bel USA va voir Walmart pour lui demander de distribuer nos produits, il vaut mieux qu’il soit américain. C’est une question de culture. Et puis, c’est plus facile pour recruter des talents locaux. »
Dans chaque pays, il a fallu identifier clairement la cible: l’enfant au Canada – comme dans la grande majorité des pays – et la famille au Mexique (La Vaca que ríe est vendue en boîtes de 3 ou 4 étages de 8 portions). Aux États-Unis, la cible est atypique. « Notre consommateur ici est en fait une consommatrice », explique Eric de Poncins, « une jeune femme âgée de 28 à 35 ans, active gagnant 86.000 $ par an, sportive et conduisant une Luxus 230. » 30% de croissance de The Laughing Cow sont réalisés sur cette cible. Pourquoi un profil féminin si précis? « En 2004, on a vu nos ventes exploser, de façon vraiment soudaine. On a évidemment cherché à comprendre pourquoi et nous nous sommes aperçus que le Dr Arthur Agatston, auteur du best seller “South Beach Diet“, incorporait une portion de The Laughing Cow light dans ses recettes diététiques. Nous ne le savions même pas! » Une formidable publicité (gratuite) pour Bel qui a donc surfé sur cette vague diététique, avant la retombée du soufflet commercial en 2005-2006. Reste que l’habitude a été prise pour bon nombre de consommatrices américaines, devenues, depuis, la cible privilégiée. La publicité télévisuelle ne met en scène que des jeunes femmes, aucun enfant n’apparaît, contrairement aux campagnes canadienne et mexicaine.
Si les États-Unis sont de gros consommateurs de fromages, ce sont aussi les premiers producteurs au monde et ils exportent peu. La production est essentiellement destinée au marché intérieur. La concurrence est donc rude pour Bel. La grande rivale de La Vache qui rit est Philadelphia de Kraft. Difficile d’attaquer le Goliath de l’agro-alimentaire sur son terrain. Ce qui explique les réticences, pour le moment, d’implanter Kiri, autre marque phare de Bel mais concurrent « encore plus direct » de Philadelphia. « Nous n’avons pas les moyens de contrer la machine Kraft », estime Eric de Poncins, ajoutant, non sans fierté: « mais on vient de passer devant le géant américain sur le marché du snacking! » Cette stratégie visant à s’imposer sur le secteur du snacking sain est favorisée par la présentation des produits Bel en portions, atout majeur pour la pâte blanche crémeuse, un brin collante. Idem pour les Mini Babybel avec leur coque en cire réclamant une faible conservation au frais. D’énormes campagnes d’affichage et d’offres d’échantillons sont organisées depuis 3 ans dans les stations de ski nord-américaines pour promouvoir les fromages faciles à emporter. Boursin, la 3e marque commercialisée en Amérique, est à part. Le fromage frais aux herbes, racheté à Unilever fin 2007, se positionne lui sur le marché de l’entertainment, secteur en pleine croissance.
Le fromager français ne réalise que 12% de ses ventes outre-Atlantique, contre 47% en Europe de l’Ouest. « Mais cette année, les États-Unis vont devenir le 2e centre de profit de la marque, derrière la France », affirme le boss, avec la sensation de gagner petit à petit son pari. « Être le patron des Amériques est un job que j’ai vraiment voulu. Et je n’ai pas de regret. » Eric de Poncins a le sourire… laughing seems to be good for him!