La nouvelle victoire de Donald Trump est le point d’orgue d’une Amérique en plein bouleversement. Dans un ouvrage de référence « Divided Politics, Divided Nation », paru en 2019, Darrell M. West de la Brookings Institute et ancien professeur à Brown University, faisait observer que la polarisation de la société américaine était devenue si intense que de nombreuses personnes ne font plus confiance à ceux qui ont un point de vue différent. Cette polarisation que l’auteur précité dénonçait, loin de s’être atténuée, s’est accentuée, amplifiée quasiment sans limites avec l’utilisation bien répandue des moyens modernes de communication. Mais elle s’est aussi aggravée, avant tout parce que les peuples ont le sentiment que leurs intérêts ne sont plus défendus. Alors oui, s’installe la radicalisation dans laquelle une partie de la société américaine s’inscrit aujourd’hui. Comment la plus vieille démocratie, qui s’était fixée comme mission d’installer la démocratie dans le monde, en est-elle arrivée là ?
En tant que telle, à l’origine la polarisation se voulait être la divergence entre Républicains et Démocrates relativement à leurs options politiques. Et pourtant cette polarisation faisait malgré tout partie du processus démocratique. On gardera en mémoire les multiples batailles entre Démocrates et Républicains sur la réforme de la santé (Obamacare) ou encore sur les votes au Congrès pour accorder une aide financière à l’Ukraine dans le conflit l’opposant à la Russie. Historiquement le bipartisme a permis une forme d’alternance dans la politique américaine. Républicains et Démocrates parvenaient à s’entendre et à dépasser leurs clivages pour parvenir à une relative unité nationale. Toutefois, une tendance à une convergence des idées au sein des partis politiques, à partir de la fin des années 60, ainsi que depuis une dizaine d’années l’émergence des réseaux sociaux avec leur lot de désinformation ont contracté l’opinion.
Si jusqu’à une période récente les désaccords au sein de la société américaine se faisaient essentiellement sur le contenu des politiques publiques de chaque camp, on assiste maintenant à une détestation des partisans entre Républicains et Démocrates. Chaque camp accuse l’autre de ne pas aimer son pays, d’être un ennemi et de conduire à la perte de la société américaine. Un narratif bien rôdé et qui finit par séduire, car la triste réalité est là. Aujourd’hui, chacun a la conviction que pour se faire entendre il doit pousser son expression sous sa forme la plus extrême. Or, la forme la plus extrême est celle qui ne permet jamais de trouver un accord puisque par définition elle est inacceptable pour l’autre. Si nous ne nous mettons pas d’accord sur des valeurs et quelques règles communes, nous ne pouvons faire société !
Le débat politique, qui se nourrit habituellement d’arguments laissant place en démocratie à la contradiction, à la nuance, à la pensée complexe, se trouve balayé par des post de quelques lignes sur des plateformes de « discussions ». Le débat démocratique est devenu une juxtaposition de pensées binaires, chacun évoluant dans des communautés où il se conforte dans ses propres opinions. Comment dès lors s’étonner que le rétrécissement des idées ait pu faire la part belle à la radicalité ?
A plusieurs reprises depuis son départ de la Maison Blanche en 2017, le président Barack Obama avait d’ailleurs alerté sur le fait qu’il ne fallait pas considérer la démocratie comme acquise.
En effet, face à cette radicalisation croissante et débridée, c’est non seulement l’avenir de la démocratie américaine qui est menacée, mais aussi celui des autres démocraties européennes, voire partout dans le monde. Ceci non point parce qu’il y aurait un vent venu de l’Atlantique nord, mais parce que le processus de remise en cause de notre démocratie est partout le même.
Ainsi, toutes les démocraties pourraient-elles être emportées dans un tourbillon. Pour enrayer cette situation, il est urgent que chacun s’interroge sur ce qu’il peut faire et donc revisite son mode de pensée.
Tout d’abord, cette radicalisation des idées laisse à croire que l’on pourrait résoudre de manière extrêmement simple des sujets les plus complexes. En matière de pauvreté, d’immigration, d’accès égal aux besoins élémentaires de tout être humain. En présentant, pour des raisons démagogiques, des solutions à l’emporte-pièce que l’on ne pourra bien sûr jamais tenir, on disqualifie l’action publique et ceux qui en sont les porte-voix. Oui, désormais nuancer est vu comme un point de faiblesse ou de la mollesse. Seul a droit de cité, est reconnu celui qui sait être clivant, ce qui serait un gage de puissance et à tout le moins d’efficacité.
Ensuite, il se produit un phénomène de remise en cause des institutions. Une grande partie des Américains par exemple n’ont plus confiance dans leur justice, pas plus que dans la Cour suprême. La défiance à l’égard de la justice, qui est pourtant le dernier rempart auquel nos concitoyens se réfèrent volontiers, touche tous les acteurs de l’organisation de notre société.
Par ailleurs, le rapport aux faits et à la vérité, à la science, sont autant de notions qui ont été remplacées par le ressenti, l’émotion, la perception qui, si elles sont importantes, ne doivent pas venir remplacer la réalité matérielle des faits.
Ce sont ces trois ingrédients que l’on aperçoit dans la société américaine et que l’on pourrait parfaitement retrouver en Europe.
Face à ce constat alarmant on peut toutefois rester optimiste, à la condition d’un retour au compromis et à un dialogue respectueux, essentiels pour éviter que la radicalisation ne mène à une désintégration plus profonde des institutions et de la société.
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À propos de l’auteur: Jean-Claude Beaujour est avocat et auteur.